Et cela, non point parce que notre vue serait plus puissante ou notre taille avantageuse, mais parce que nous sommes portés et exhaussés par la haute stature des géants. » Bernard de Chartres Ce texte, rédigé en décembre 1978, devait paraître dans l’ouvrage d’Alain Brossat et Daniel Maragnès, Les Antilles dans impasse 1. C’est la suite de l’entretien que j’ai eu à l’époque avec Daniel Maragnès et qui a paru dans ce livre en 19812. À partir d’une réflexion passablement pessimiste relevée dans la conclusion de mon livre, Questions sur l’Histoire Antillaise 3, sur les« nations foutues » ou les « nations non historiques » d’Engels, cet entretien portait sur l’évolution de la situation politique à la Martinique.
Ce livre constituait une manière de réponse à l’ouvrage de Camille Darsières, secrétaire général du PPM, l’un des plus proches compagnons de Césaire, Des origines de la nation martiniquaise 4. C’est donc tout naturellement que Maragnès voulait en savoir un peu plus sur mes rapports sinon avec le PPM du moins avec Césaire et le césairisme. Daniel Maragnès est, avec Yvon Leborgne, un des intellectuels guadeloupéens s’étant intéressés le plus, et le plus tôt, aux problèmes Martiniquais et surtout au problème de la construction d’une organisation révolutionnaire commune à nos deux îles.
Il a été un des cofondateurs du Groupe Révolution Socialiste auquel nous appartenions encore formellement au moment de cet entretien, même si nous commencions à prendre nos distances par rapport à nos rêves et à nos convictions du début des années 1970. Plusieurs raisons ont empêché la publication de ma réponse à sa question sur Césaire. D’abord, cette réponse était beaucoup plus longue que ce qui m’avait été demandé. Il fallait la réécrire. Je n’en avais plus le temps dans le délai qui m’était imparti (octobre 1978). Le livre apparu en fait en 1981, beaucoup plus tard qu’initialement prévu.
Ensuite Questions sur l’histoire antillaise avait suscité une polémique grotesque.
D’abord avec les staliniens, mais aussi avec quelques-uns de mes camarades trotskistes dont plusieurs, paraît- il, se disaient d’accord avec ce qu’en avait écrit Justice 5, le journal du PCM. Je n’avais pas envie de relancer le débat sur mon supposé césairisme. J’ai renoncé à rendre public un essai qui ne pouvait que compliquer une situation déjà passablement tendue au sein du GRS, après les élections législatives désastreuses de mars 1978 et à la veille d’un congrès difficile. Juste une anecdote pour aider à comprendre mes apports avec mes amis du GRS. J’avais écrit une longue introduction au projet de programme de la Révolution Socialiste (« Changer le monde et non changer de maître »). Ce texte a été publié un an plus tard, dans la revue du GRS, Tranchées 6, sans nom d’auteur, bien entendu, mais sans la moindre 1 modification, ce qui semble indiquer qu’il ne s’y trouvait aucune hérésie évidente d’un point de vue trotskiste.
Sur la vingtaine de pages de cette introduction, une quinzaine de lignes, à la première page, avait été caviardée : elles affichaient en exergue la seule référence à Césaire contenue dans ce texte, un extrait du célèbre passage d’un article de Césaire, paru dans sa revue Tropiques, Panorama 7 : « Ce pays souffre d’une révolution refoulée. On nous a volé notre révolution... La pire erreur serait de croire que les Antilles, dénuées de partis politiques puissants, sont dénuées de volonté puissante. Nous savons très bien ce que nous voulons : la liberté, la dignité, la justice, Noël brûlé... Qu’est-ce qui depuis cinquante années a été proposé à la jeunesse de ce pays ? Des places. Des métiers. Des paroles.
Pas un sentiment. Pas une idée...»
Cette révolution volée, nous prétendions la retrouver. En tout cas, nous croyions pouvoir présenter à la jeunesse martiniquaise autre chose que des paroles : des sentiments, des idées et surtout de nouvelles pratiques révolutionnaires. Nous rêvions. J’en trouvais d’autant plus absurdes les accusations de césairisme ouvert ou honteux. Mon livre Questions sur l’histoire antillaise, était plutôt dur, parfois même inutilement agressif, avec le secrétaire général du parti de Césaire, Camille Darsières, et avec la ligne du PPM que je tenais pour erronée et en tout cas pour ambiguë. Je n’avais aucune intention ni, à plus forte raison,aucune envie d’y adhérer.
Tout en gardant une grande admiration et un grand respect pour Césaire, j’étais convaincu que nous voyions mieux que lui et plus loin que lui. D’ où le titre que j’avais choisi pour cet essai et que j’empruntais au vieux sage français du XIIe siècle, Bernard de Chartres : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules d’un géant ». J’étais loin de me douter que je mettrais moins de cinq ans à m’apercevoir que c’était une illusion. Même hissés sur ses épaules, les plus lucides d’entre nous devaient regarder derrière eux pour voir le chemin parcouru et mieux mesurer l’effort qu’il leur restait à faire juste pour être dans le rythme. Nous ne voyions pas plus loin. Pire : nous refusions de voir autour de nous : notre environnement immédiat.
Nous n’avions pas les pieds sur terre. Nous avons cependant gardé pour le livre que nous publions aujourd’hui, et qui couvre les trois décennies que nous avons passées depuis au PPM, le titre que nous avions choisi pour l’entretien de 1978. Beaucoup de choses ont changé depuis. Moins de quatre ans après avoir proclamé que nous n’avions aucune intention d’adhérer au PPM ni, à plus forte raison,d’encourager nos compatriotes à le faire, nous avons rejoint le PPM. Avec, il est vrai, moins d’humilité que de présomption. Nous mettrons encore plus de trois ans pour nous en rendre compte. J’aurai l’occasion de revenir sur les raisons de ce changement. Mais j’ai voulu publier ce texte tel qu’il était, en 1978,en y ajoutant des notes de bas de page pour éclairer le lecteur. Octobre 2014 2
1. Alain Brossat, Daniel Maragnès, Les Antilles dans l’impasse, ÉditionsCaribéennes/L’Harmattan, Paris, 1981.2. Brossat, Maragnès, ibid., pp. 155-174.3. Édouard de Lépine, Questions sur l’histoire antillaise, Collection Thèses et textes, Émile Désormeaux, Fort-de-France, 1978 : « Aujourd’hui encore, nous ne sommes pas tellement sûrs, après tout, de ne pas être une de ces nations foutues, non historiques... au sens où Engels entendait ces mots... », p. 254. 4. Camille Darsières, Des origines de la nation martiniquaise, Émile Désormeaux, Collection Thèses et textes, Pointe-à-Pitre, 1974.5. Justice, hebdomadaire du PCM, 5 octobre 1978, p. 10, Questions sur l’histoire antillaise :« Numéro d’illusionniste... conclusions bien erronées ». Une camarade de la direction du GRS m’écrit dans le même temps, entre autres amabilités, « Je suis en grande partie d’accord pour une fois avec les critiques qui te sont faites dans Justice et je regrette que nous ne les ayons pas faites avant dans Révolution socialiste » (Organe central du Groupe Révolution Socialiste). 6. « Le socialisme que nous voulons », in Tranchées, Revue politique du Groupe Révolution Socialiste, n° 2 juillet 1979, pp. 5-26.7. Tropiques, n° 10, février 1944, Panorama, pp. 7-10. 8. Des extraits de ce texte ont paru dans Aimé Césaire, le legs, un recueil sous la direction d’Annick Thébia-Melsan, Argol éditions, Paris, 200
Ce livre constituait une manière de réponse à l’ouvrage de Camille Darsières, secrétaire général du PPM, l’un des plus proches compagnons de Césaire, Des origines de la nation martiniquaise 4. C’est donc tout naturellement que Maragnès voulait en savoir un peu plus sur mes rapports sinon avec le PPM du moins avec Césaire et le césairisme. Daniel Maragnès est, avec Yvon Leborgne, un des intellectuels guadeloupéens s’étant intéressés le plus, et le plus tôt, aux problèmes Martiniquais et surtout au problème de la construction d’une organisation révolutionnaire commune à nos deux îles.
Il a été un des cofondateurs du Groupe Révolution Socialiste auquel nous appartenions encore formellement au moment de cet entretien, même si nous commencions à prendre nos distances par rapport à nos rêves et à nos convictions du début des années 1970. Plusieurs raisons ont empêché la publication de ma réponse à sa question sur Césaire. D’abord, cette réponse était beaucoup plus longue que ce qui m’avait été demandé. Il fallait la réécrire. Je n’en avais plus le temps dans le délai qui m’était imparti (octobre 1978). Le livre apparu en fait en 1981, beaucoup plus tard qu’initialement prévu.
Ensuite Questions sur l’histoire antillaise avait suscité une polémique grotesque.
D’abord avec les staliniens, mais aussi avec quelques-uns de mes camarades trotskistes dont plusieurs, paraît- il, se disaient d’accord avec ce qu’en avait écrit Justice 5, le journal du PCM. Je n’avais pas envie de relancer le débat sur mon supposé césairisme. J’ai renoncé à rendre public un essai qui ne pouvait que compliquer une situation déjà passablement tendue au sein du GRS, après les élections législatives désastreuses de mars 1978 et à la veille d’un congrès difficile. Juste une anecdote pour aider à comprendre mes apports avec mes amis du GRS. J’avais écrit une longue introduction au projet de programme de la Révolution Socialiste (« Changer le monde et non changer de maître »). Ce texte a été publié un an plus tard, dans la revue du GRS, Tranchées 6, sans nom d’auteur, bien entendu, mais sans la moindre 1 modification, ce qui semble indiquer qu’il ne s’y trouvait aucune hérésie évidente d’un point de vue trotskiste.
Sur la vingtaine de pages de cette introduction, une quinzaine de lignes, à la première page, avait été caviardée : elles affichaient en exergue la seule référence à Césaire contenue dans ce texte, un extrait du célèbre passage d’un article de Césaire, paru dans sa revue Tropiques, Panorama 7 : « Ce pays souffre d’une révolution refoulée. On nous a volé notre révolution... La pire erreur serait de croire que les Antilles, dénuées de partis politiques puissants, sont dénuées de volonté puissante. Nous savons très bien ce que nous voulons : la liberté, la dignité, la justice, Noël brûlé... Qu’est-ce qui depuis cinquante années a été proposé à la jeunesse de ce pays ? Des places. Des métiers. Des paroles.
Pas un sentiment. Pas une idée...»
Cette révolution volée, nous prétendions la retrouver. En tout cas, nous croyions pouvoir présenter à la jeunesse martiniquaise autre chose que des paroles : des sentiments, des idées et surtout de nouvelles pratiques révolutionnaires. Nous rêvions. J’en trouvais d’autant plus absurdes les accusations de césairisme ouvert ou honteux. Mon livre Questions sur l’histoire antillaise, était plutôt dur, parfois même inutilement agressif, avec le secrétaire général du parti de Césaire, Camille Darsières, et avec la ligne du PPM que je tenais pour erronée et en tout cas pour ambiguë. Je n’avais aucune intention ni, à plus forte raison,aucune envie d’y adhérer.
Tout en gardant une grande admiration et un grand respect pour Césaire, j’étais convaincu que nous voyions mieux que lui et plus loin que lui. D’ où le titre que j’avais choisi pour cet essai et que j’empruntais au vieux sage français du XIIe siècle, Bernard de Chartres : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules d’un géant ». J’étais loin de me douter que je mettrais moins de cinq ans à m’apercevoir que c’était une illusion. Même hissés sur ses épaules, les plus lucides d’entre nous devaient regarder derrière eux pour voir le chemin parcouru et mieux mesurer l’effort qu’il leur restait à faire juste pour être dans le rythme. Nous ne voyions pas plus loin. Pire : nous refusions de voir autour de nous : notre environnement immédiat.
Nous n’avions pas les pieds sur terre. Nous avons cependant gardé pour le livre que nous publions aujourd’hui, et qui couvre les trois décennies que nous avons passées depuis au PPM, le titre que nous avions choisi pour l’entretien de 1978. Beaucoup de choses ont changé depuis. Moins de quatre ans après avoir proclamé que nous n’avions aucune intention d’adhérer au PPM ni, à plus forte raison,d’encourager nos compatriotes à le faire, nous avons rejoint le PPM. Avec, il est vrai, moins d’humilité que de présomption. Nous mettrons encore plus de trois ans pour nous en rendre compte. J’aurai l’occasion de revenir sur les raisons de ce changement. Mais j’ai voulu publier ce texte tel qu’il était, en 1978,en y ajoutant des notes de bas de page pour éclairer le lecteur. Octobre 2014 2
1. Alain Brossat, Daniel Maragnès, Les Antilles dans l’impasse, ÉditionsCaribéennes/L’Harmattan, Paris, 1981.2. Brossat, Maragnès, ibid., pp. 155-174.3. Édouard de Lépine, Questions sur l’histoire antillaise, Collection Thèses et textes, Émile Désormeaux, Fort-de-France, 1978 : « Aujourd’hui encore, nous ne sommes pas tellement sûrs, après tout, de ne pas être une de ces nations foutues, non historiques... au sens où Engels entendait ces mots... », p. 254. 4. Camille Darsières, Des origines de la nation martiniquaise, Émile Désormeaux, Collection Thèses et textes, Pointe-à-Pitre, 1974.5. Justice, hebdomadaire du PCM, 5 octobre 1978, p. 10, Questions sur l’histoire antillaise :« Numéro d’illusionniste... conclusions bien erronées ». Une camarade de la direction du GRS m’écrit dans le même temps, entre autres amabilités, « Je suis en grande partie d’accord pour une fois avec les critiques qui te sont faites dans Justice et je regrette que nous ne les ayons pas faites avant dans Révolution socialiste » (Organe central du Groupe Révolution Socialiste). 6. « Le socialisme que nous voulons », in Tranchées, Revue politique du Groupe Révolution Socialiste, n° 2 juillet 1979, pp. 5-26.7. Tropiques, n° 10, février 1944, Panorama, pp. 7-10. 8. Des extraits de ce texte ont paru dans Aimé Césaire, le legs, un recueil sous la direction d’Annick Thébia-Melsan, Argol éditions, Paris, 200