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ON A DIT A ROGER DE JAHAM: JE NE SERRE PAS A MAIN D'UN BEKE!


Rédigé le Jeudi 5 Mars 2009 à 06:44 |

(LE MONDE)Assis sous un élégant carbet, dans le souffle de l'alizé, Roger de Jaham, 60 ans, laisse flâner son accent créole pour raconter le camouflet qu'il a récemment subi : "Pour la première fois de ma vie, un homme que je saluais m'a dit : "Je ne serre pas la main d'un béké."" L'homme a encaissé l'humiliation, retiré sa main.



ROGER DE JAHAM :
« En tant que membres à part entière de la société martiniquaise, nous ne pouvions plus rester silencieux ce jour-là, »

57 ans depuis le 20 mai dernier, marié, deux enfants, chef d’entreprise depuis 1972, dans différents secteurs (imprimerie, consommables informatiques, publicité), sur l’ensemble des quatre DOM, Roger de Jaham est devenu le Porte-parole du monde béké.

Vous êtes, par la force des choses, devenu le porte-parole des békés. Serge Letchimy a même affirmé que votre nom est entré dans l’histoire. Avez-vous l’impression, après ce 22 mai 2006, que la Martinique a progressé et en quel sens ?

Roger de JAHAM : Je saisis l’occasion que vous me donnez pour remercier M. Serge Letchimy de la tribune qu’il nous a accordé pour nous exprimer. C’est un acte courageux de sa part. Si j’ai pris la parole au nom de la communauté békée de la Martinique, c’est parce que parmi elle nous étions nombreux – très certainement une écrasante majorité – à ressentir qu’en tant que membres à part entière de la société martiniquaise, nous ne pouvions plus rester silencieux ce jour-là, celui où l’esclave a conquis sa liberté. Et croyez bien que cette déclaration a été faite avec sincérité et émotion : qui, aujourd’hui, pourrait encore nier la réalité des événements du 22 mai 1848, qui ont provoqué la signature, par le gouverneur Rostoland, du décret d’abolition ? Et qui saurait rester insensible en prononçant cette reconnaissance, après environ 160 ans de silence ? Car partout où la liberté a progressé, c’est l’humanité qui a progressé. Rappelez-vous aussi que, depuis 1998, année du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, j’avais déjà incité un groupe de békés – déjà majoritaire à l’époque – à s’exprimer sur ce crime contre l’humanité.
Alors, qu’est-ce qui a pu progresser ou changer après le 22 mai 2006 ? Tout d’abord, à l’évidence, les békés se « sentent mieux », ils se considèrent encore davantage aujourd’hui – et sans retenue — comme membres à part entière de la communauté martiniquaise. Alors, du côté des autres Martiniquais, je ne saurais dire ce qui a progressé : j’espère simplement que certains clichés sans fondements auront sauté. Je souhaite aussi, comme l’a dit M. Serge Letchimy, que ce 22 mai 2006 soit le socle de nouvelles espérances.

On m’affirme que le monde béké est profondément raciste, à preuve ils ne se marient pas avec les mulâtres, les nègres, les indiens et se réfugient au François. Que peut-on répondre à ça ?

Roger de JAHAM : C’est là une bien vieille rengaine qui, si elle n’est pas complètement fausse – je veux parler du fait que les békés se marient souvent entre eux -, vient certainement du vieil adage populaire qui dit : « Marie-toi dans ta rue ». On se marie en effet généralement dans le cercle de ses fréquentations, et il est donc évident que les Noirs ou les Indiens, tout comme les békés ou les Syro-libanais, se marient entre eux. À Paris, à Londres ou aux États-Unis comme ailleurs, les gens vivent en communauté : il y a des quartiers latinos, chinois, antillais. Je voudrais aussi dénoncer le cliché contenu dans votre question : les békés n’habitent pas tous au François, loin s’en faut ! Si quelques-uns y sont effectivement – peut-être une soixantaine de maisons – la grande majorité réside partout ailleurs dans la Martinique ; dans chaque commune il y a des békés. Ainsi, à la Pointe-Savane au Robert, existe un lotissement d’environ 270 terrains, sur lesquels seulement 70 appartiennent à des békés : pourtant, ce lotissement a été baptisé « Pointe-békés »… Moi-même, et bien que ça n’intéresse personne, je précise que j’habite à Saint-Joseph.
Quant au racisme, je puis vous affirmer que, pour un béké, il lui est souvent bien plus agréable de plaisanter ou de travailler avec des noirs martiniquais qu’avec, par exemple, des métros : on se comprend mieux, c’est certain. Et puis, quel merveilleux outil de partage et d’échange que la langue créole !

L’objection systématique à tout rapprochement, nègre, béké, mulâtre, est le problème de la possession de la terre, qu’en pensez-vous ?
Roger de JAHAM : En fait, savez-vous qui sont les principaux propriétaires terriens de l’île ? À l’évidence, ce sont en premier lieu, l’État, les communes et les collectivités ; en second lieu, ce sont deux sociétés métropolitaines qui détiennent, dans le Nord-Caraïbe et le Nord-Atlantique, le plus important contingent de terres agricoles privées ; en troisième lieu viennent certainement les milliers de Martiniquais non-békés, qui possèdent soit leur petit bout de terrain sur lequel est édifiée leur maison (plus de 100 000 villas existent ici), ou sur lequel ils cultivent dachines et maraîchages ; enfin, viennent sans doute les békés, à égalité d’ailleurs avec les nègres et les mulâtres, qui sont aussi d’importants propriétaires terrains, notamment dans le sud. Souvenez-vous également que, depuis une cinquantaine d’années, la surface des terres agricoles a été réduite de plus de moitié : ainsi Dillon, Châteauboeuf, l’Acajou, Mongérald, le Lareinty, la Meynard – pour ne citer que ces quartiers – ont été construits sur d’anciennes plantations de cannes, acquises au fil du temps par les collectivités locales des mains des békés. Enfin, il faut définitivement tordre le cou au cliché qui prétend que les terrains que possèdent aujourd’hui les békés leur seraient tombés tout cuits dans le bec, et qu’ils en auraient hérité de leurs pères, qui eux-mêmes les tiendraient de leurs ancêtres, qui, eux, les auraient acquis de la période esclavagiste. Aucune terre, aucune plantation de la Martinique n’est détenue ainsi en ligne directe par une même famille, car des milliers de transactions ont eu lieu depuis, et d’ailleurs dans les deux sens : les békés ont acheté et vendu. Ils ont vendu des terres aux nègres, aux mulâtres, aux chinois et aux indiens, ils en ont aussi acheté des mains des nègres, des mulâtres, et des indiens. Souvenez-vous également que de nombreuses familles békées ont disparu de la Martinique : ainsi, les Dubuc, importants propriétaires terriens, ne sont plus là, et leurs terres ont, depuis longtemps, été acquises par d’autres Martiniquais.

Finalement le béké, est-ce une communauté structurée, avec une solidarité béké qui consiste à s’entraider pour garder coûte que coûte une suprématie économique, comme le croit l’imaginaire populaire, ou comme les nègres et les mulâtres vous n’êtes que des voisins en querelle de voisinage, seulement unis par le lien familial, et encore ?

Roger de JAHAM : J’ai envie de vous répondre que c’est un peu tout cela : c’est à la fois une communauté solidaire, qui sait soutenir ceux qui sont défaillants, mais c’est aussi une communauté qui accepte, sur le plan économique, une compétition féroce. Il faut préciser qu’il s’agit de solidarité au sein même des familles, qui sont parfois importantes, car elles peuvent compter jusqu’à 300 membres portant le même patronyme. Cette solidarité vient certainement de l’histoire : l’éloignement, la dureté de la vie du temps des colonies, les cyclones dévastateurs, les milices, ont favorisé cela. Un mot sur les milices des XVII° et XVIII° siècles : elles étaient constituées de colons, jeunes et moins jeunes, qui s’entouraient de nègres et de mulâtres pour défendre leurs terres de l’envahisseur (tour à tour l’Anglais ou le Français) ; cela crée des liens forts, et donne un sens à la solidarité, à la communauté.
Sur le plan économique, la suprématie des békés est de l’histoire ancienne, de l’imagerie populaire, car des pans entiers – et non des moindres – de l’activité économique sont passés entre d’autres mains : les produits pétroliers, les assurances, les banques, la grande distribution, pour ne parler que de ces secteurs, sont aujourd’hui la propriété de groupes métropolitains ou non-békés ; même la canne et le rhum martiniquais, ces symboles, sont majoritairement détenus par des sociétés métropolitaines. Vous savez, la roue tourne, et ceux qui « tenaient le haut du pavé » il y a trente ans ne sont plus là, aujourd’hui ; l’économie, l’entreprise, c’est quelque chose qui se diffuse, se transfuse, et c’est tant mieux. Enfin, dois-je vous préciser que la communauté békée n’est pas monotype ? Tous les békés ne sont pas riches, ni propriétaires terriens : il y a même des indigents, parmi eux. Dois-je vous préciser également qu’elle n’est pas structurée ? Elle n’est pas une secte ni une église, qui serait dirigée par un grand chef à chapeau pointu : ce sont simplement des Martiniquais, qui vivent paisiblement en famille leur vie de Martiniquais. Leur seule complicité : les békés, où qu’ils se rencontrent, se reconnaissent entre eux instantanément, et se tutoient immédiatement.

Vous, Roger de Jaham, si votre fils ou votre fille, vous annonce qu’il (qu’elle) va épouser un (une) noire, quelle serait votre attitude ?

Roger de JAHAM : Je regarderais d’abord la qualité intrinsèque du prétendant ou de la promise. Je regarderais d’abord son éducation, son mode de pensée, son style de vie : saurait-il, ou saura-t-elle, contribuer à faire le bonheur de ma fille, ou de mon fils ? Je peux vous dire que je tenterais d’écarter un métro va-nu-pieds, tout comme un béké délictueux. Mais, de toute façon, la raison aurait-elle raison devant le cœur ?

Propos recueillis par
Tony DELSHAM.




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