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VICTOR SCHOELCHER, AIME CESAIRE ET LE DESTIN DES PEUPLES NOIRS

La place de Victor Schoelcher dans l'histoire de nos sociétés antillaises semble poser problème.
Guillaume Suréna, militant anticolonialiste et schoelcheriste orthodoxe nous livre son point de vue.
Le débat est donc ouvert.



VICTOR SCHOELCHER, AIME CESAIRE ET LE DESTIN DES PEUPLES NOIRS
Se mettre à ramer à contre courant des nouvelles générations dans leurs tentations de rejeter et de renier l’homme Schœlcher que des générations antérieures de Nègres guyanais , guadeloupéens et martiniquais ont considéré, depuis 1848, comme un exemple de dévouement et de générosité, comme un modèle de désintéressement et de persévérance, comme leur défenseur au sens où Moïse le fut pour le peuple juif, comme un père au point de donner à un ensemble de quartiers son nom, j’ai nommé la commune de Schœlcher, au point que toute commune de la Martinique

s'enorgueillit de posséder sa rue Schœlcher, au point de donner l’appellation Schœlcher à leur plus prestigieux lycée qu’aucune ardeur iconoclaste n’effacera - est une attitude qu’on n’adopte pas sans angoisse…

L’angoisse face au fantasme de rater le train de l’histoire, de passer à côté de l’éveil de la conscience nationale des deux îles de la Caraïbe, la Guadeloupe et la Martinique. Angoisse d’autant plus importante que je fais partie de ces nouvelles générations nées après le premier centenaire de la loi d’abolition du 27 avril 1848.

Mais je ne reculerai devant aucune pression pour taire la vérité au nom d’un hypothétique intérêt national.
Mes états de service, même modestes, pour la cause et de la Guadeloupe et de la Martinique, me protègent contre le mauvais œil…

Aimé Césaire.... fut sans contestation possible le plus grand schoelchériste de toute la période post -esclavagiste de 1848 à aujourd'hui.
C’est lui qui reconnut la place de Schœlcher dans la conscience collective des descendants d’esclaves de la Martinique et de la Guadeloupe.
C’est lui qui admit contre l’imposture et la lâcheté ambiante, le droit des Martiniquais à vénérer l’homme Victor Schœlcher.
Césaire était-il un aliéné comme l’ont susurré les nouveaux Créoles pour le salir il y a un peu plus d’une vingtaine d’années ?
Il est vrai que depuis ils sont retournés un à un au « pied de John », quelques temps avant la mort de Césaire, dévoilant leur amour de croque-mort, l’image photographique faisant foi...

Comment expliquer que les Nègres guadeloupéens et martiniquais, dans leur cœur mais aussi dans leur raison, ont élu Victor Schœlcher comme l’Abolitionniste ?
Comme s’il était l’unique abolitionniste ? Personne, en vérité, n’a jamais douté de l’existence des autres abolitionnistes. Ils furent nombreux .

Cette élection de Schœlcher répond à une autre : Schœlcher a élu les Nègres comme son peuple. Cette double élection est à l’origine d’une mystique laïque fondée sur la foi dans l’homme, la foi dans les capacités des nègres. ....
Nos arrière-arrière-arrière grands parents qui n’avaient guère le loisir de poser pour la postérité, ont accompli un acte psychique d’une grandeur exceptionnelle : l'Identification à un homme qui incarne avant tout un principe. S'identifier à un Etranger qui passa très peu de temps dans la Caraïbe et qui n’y est jamais revenu même après le décret du 27 avril 1848 implique un effort psychique orienté vers l'abstraction.

La psychanalyse nous a appris l’importance des processus d’identification dans la maturation du Moi, dès les âges les plus précoces. Mais s’identifier à un être humain qu’on n’a pas connu directement constitue un acte de progrès dans la vie d’un peuple qui l’amène à privilégier l’activité de représentation intellectuelle à la perception immédiate des sens ... cet acte psychique suppose beaucoup de sacrifices pulsionnels.

Cet acte suffirait presque à expliquer l’orgueil de nos pays qui est sans rapport avec la faiblesse de nos moyens matériels . Chaque fois qu'un Antillais réussit sur le plan intellectuel, nous exprimons tous notre fierté collective . On va surtout mettre l'accent sur son origine la plus modeste possible, l'effort qu'il a fallu pour se hisser à ce niveau. Naguère, c'était aussi valable pour les plus petits diplômes arrachés . Ce qui est fondamental, c'est de montrer que chacun d'entre nous est aussi capable , aussi intelligent que n'importe quel Français, n'importe quel Européen, n'importe quel Blanc. Ceci est aussi valable pour nos sportifs: Ils ont su s'élever au niveau de « nos vainqueurs omniscients et naïfs » et le cas échéant les dépasser.

L’autre exemple exceptionnel fut celui que révéla Sigmund Freud : le peuple juif s’identifia au Prince égyptien Moïse, un étranger, en adoptant sa religion monothéiste. Ce processus augmenta l’amour propre du peuple juif et son orgueil identitaire qui expliquent sa survie, pendant des siècles sans posséder de territoire national.

Cette imposition de Moïse a mis des siècles pour se cristalliser. Nous sommes en pleine construction de nos identifications collectives.Césaire, comme d’habitude, nous ouvre le chemin de la compréhension de ce qui a pu se passer dans l’esprit des Antillais en général et des Martiniquais en particulier :« La clairvoyance et l’obstination de Schœlcher avait donné le branle de la liberté
L’impétuosité nègre fit le reste » ...Mais n’est-ce pas trop donner à Schoelcher ?

Déjà en 1843, Bissette reprochait à Schoelcher de recueillir seul les lauriers de la lutte anti-esclavagiste en France, grâce à la publication de ses derniers compte-rendus de voyage aux Caraïbes. En Octobre 1892, le journal de Basse-Terre, «Le Patriote » contestait l’hommage exclusif à Schoelcher : Pourtant une chose découle des discours prononcés à Saint-Martin, au Moule, à Grand-Bourg, c’est que c’est Schoelcher qui a tout fait. On semble vouloir monopoliser en sa faveur l’abolition de l’esclavage… »

A ces accusations qui ne sont pas nouvelles, nous devons répondre clairement : Schoelcher n’a rien fait pour capitaliser sur son nom la cause abolitionniste et, pourtant, c'est sur son nom que se sont rassemblées les masses esclaves. Voici ce que répond Schoelcher en 1860 devant la convention de la Société Anti-esclavagiste de Londres : « On ne peut pas dire que j’ai fait les choses, les très grandes choses signalées en 1848 ».

Les colons des Antilles, notamment les Créoles de la Martinique, ont tout fait pour diaboliser Schoelcher. Leur journal « La Défense coloniale » déclara que l’esclavage avait été « aboli par un décret de spoliation brutale » et traita Schoelcher de « Cabotin de la philanthropie ». Voici ce que Schoelcher leur répondit en 1883 :« Ils me présentent aujourd’hui comme l’unique auteur du décret du 4 Mars et mettent à ma charge les effroyables maux qu’engendra, s’il fallait les en croire, cette « mesure impolitique »… Grâce à mon « audace révolutionnaire » dont je ne me défendrais nullement en pareil cas, j’accepterais avec orgueil la responsabilité de l’émancipation telle qu’elle a été opérée, mais je n’ai pas l’insigne folie de croire que j’y ai joué le rôle souverain que ces messieurs m’attribuent. Toute la gloire en revient au gouvernement provisoire, dont les nombreux décrets avec leurs considérants forment le plus beau livre de morale qui ait été écrit ? Je n’ai été qu’un des ouvriers de la vigne, remplissant la tâche qu’il m’a fait l’honneur de me confier ».

On trouvera sûrement plus grand abolitionniste que Schoelcher. Il suffit de chercher ! Je ne conteste pas l’existence d’un mythe Schoelcher. Sauf que selon moi, le mythe n’est pas un mensonge. Dans le mythe, comme dans le délire, nous enseigne la psychanalyse, il y a un noyau de vérité. Un peuple capable de construire un mythe fait preuve d'une grande capacité de maîtrise de son destin.

Quand l’historienne Nelly Schmidt affirme dans son livre sur Schoelcher, ouvrage remarquable par la richesse de sa documentation et par sa concision, que « le mythe s’en trouva amplifié, car il ne rencontra pas les limites qu’aurait sans doute imposées sa présence sur place » elle n’exprime qu’une partie de la vérité.

Ce qui est sûr, c’est que « le décalage spatial et temporel entre eux et lui » pour parler comme Madame N. Schmidt, favorisa le processus de régression psychique qui plaça Schoelcher dans la position du père idéal qui protège contre les abus et de l’état colonial et de l’aristocratie des Blancs créoles et qui exige un investissement de valorisation de soi pour s’élever socialement.
Ce processus de conscience sociale que l’on peut lire chez les historiens rencontra les processus inconscients de chacun qui remontent à la prime enfance : l’identification, l’intériorisation de celles et ceux dont on se sépare, dont on se différencie. Le sommet de la différence est la différence anatomique des sexes, différence irréversible qui installe chacun dans des conflits intérieurs complexes avec nos parents et ceux qui prennent leur place.

Les processus psychiques inconscients se caractérisent par leur indifférence à l’égard du monde extérieur; le temps n’a aucune influence sur eux. Ce sont les processus primaires qui soumettent les pensées conscientes à leur autorité. La régression des Nègres libres, renforcée par l’absence de l’homme qui symbolise l’Abolition, entraîna un comportement infantile : idéalisation de cet homme qui parait parfait, supérieur à la masse qui se rabaisse. Ceci est vrai dans toutes les relations d’un peuple avec son chef, son dieu et autres figures de commandement. Toute religion, toute politique repose sur cette attitude psychique dont les pratiquants n'ont pas forcément conscience. Freud ne nous avait il pas enseigné que la tradition ne saurait reposer sur la communication, mais sur la contrainte psychique inconsciente qui donne un caractère naturel aux choses de la vie . D’où la haine contre celui que le peuple idéalise.

Qu’est-ce que les Antillais ont voulu intégrer ?
C’est dans l’attitude de Césaire face à la figure de Schœlcher que je veux chercher la réponse.
Il s’est jeté, dis-je, dans cette œuvre ... afin d’en saisir l’essentiel et la place de cette œuvre dans la conscience des descendants d’esclaves.
Césaire voit immédiatement le génie de l’homme du 27 avril 1848 : « Celui de la conscience morale ».
Il saisit rapidement l’intelligence, la générosité de l’intelligence de son héros : après trente ans de palabres « il fallait trancher en un jour,Schœlcher eut le mérite de le comprendre ».

Parmi les qualités de Schœlcher, il note sa clairvoyance et son obstination mais aussi sa confiance dans les Nègres fondée sur « un amour vrai des noirs » et « un coup d’œil politique infiniment juste ».
En quelques « mots les plus solennels du dictionnaire » Césaire nous dit l’essentiel sur Schœlcher : honnêteté,courage,audace,générosité....Ces qualités que Césaire découvre font de Schœlcher un Idéal du Moi.
Ce à quoi les Nègres s'identifient c'est la hardiesse de Victor Schoelcher : non seulement l'esclavage devait être aboli immédiatement mais l'égalité des droits entre Noirs et Blancs, l'égalité réelle, l'égalité totale devait être appliquée immédiatement....avec la participation des Nègres au suffrage universel.
Sortir de l'état d'esclave pour devenir citoyen est une exigence qui s'est imposée à nous. Il faut nous élever. Cette compulsion de répétition psychique que l'image de Schoelcher exige de nous est un sacrifice pulsionnel.

Toute notre histoire depuis, est devenue un combat pour intégrer, en nous, cet Idéal du Moi.
Les forces que nous appellerons réactionnaires ne se sont jamais trompées sur la valeur subversive de Schœlcher. Les Blancs créoles ont traité pendant des décennies leurs ennemis de schoelchéro- socialo- communistes. Mais il est vrai qu’il y a un recul dans les célébrations de Victor Schœlcher. En 1971, la décision a été prise de célébrer, avec l’accord du « Cercle Victor Schœlcher », l’abolition de l’esclavage le 22 Mai. Ce choix, juste ou pas, a renforcé une contestation de Schœlcher qui pointait son nez dans les milieux de la gauche et de l’extrême gauche. Il en a résulté un processus de refoulement de Schœlcher.

Des discours extravagants ont circulé sur ce qu’on a appelé « les compromissions de Schœlcher avec les milieux de la bourgeoisie qui avaient intérêt à abolir l’esclavage ». On a tenté le pire que l'on pouvait imaginer: on a voulu rayer son nom sur le fronton du premier lycée, une des grandes ambitions de la volonté martiniquaise. D’ailleurs, Césaire ne s’est pas trompé en refusant de faire figurer son nom en lieu et place de celui de l’Emancipateur. Son préconscient n’avait-il pas saisi la haine qui lui (à lui Césaire) était destinée?

Les organisateurs de cette entreprise de démolition veulent mettre en avant les luttes, la vaillance, la détermination de nos ancêtres esclaves. Bien, très bien ! Sauf que ce faisant, ils ne se rendent pas compte qu’ils font encore du Schoelchérisme.Car qui mieux que Schœlcher a mis en valeur le combat des esclaves ? Qui mieux que Schœlcher a justifié, a légitimé la violence vengeresse des esclaves.
Oui ! le droit pour eux de tuer quiconque porte atteinte à leurs droits humains.
Qui mieux que Schœlcher a tenté de comprendre avec autant d’empathie l’indépendance d’Haïti ? Preuve que c’est une option qu’il n’a jamais condamnée. Mieux, il a même suggéré, comme le patriote portoricain Betancès, l’idée d’une fédération des Îles indépendantes des Antilles… dans un avenir non défini.

Qu’est-ce à dire ? Sinon que la volonté d'effacer Victor Schoelcher du paysage martiniquais n'est que l'aveu du désir de prendre sa place dans le coeur des Antillais, désir de s'accaparer de son autorité sur l'esprit des masses antillaises. N'est ce pas s'identifier à Schoelcher inconsciemment ?
Le désir de tuer le père dans ce cas précis est aussi sa reconnaissance en tant que père tutélaire face auquel on se soumet dans les faits. Toute la politique martiniquaise, antillaise est schoelchérienne, qu’elle soit départementaliste, autonomiste, indépendantiste. Le processus de refoulement de Schœlcher a entraîné inconsciemment l’identification à l’abolitionniste dont les facettes sont multiples.

Plus nous rejetons Schœlcher consciemment, plus nous nous retrouvons, inconsciemment dans nos régressions individuelles, honteusement sous sa domination surmoïque impitoyable. Ceci entraîne des explosions excessives contre lui ; pour un homme soi-disant sans mérite, c’est beaucoup.
Et nous voilà condamnés souvent à faire du mauvais Schœlcher, en attendant de plus en plus que l’Etat français entérine nos décisions, dans un légalisme inquiétant, au lieu de faire appel à la

Envoyer des représentants du peuple martiniquais ou guadeloupéen à l’assemblée nationale ou au sénat français ou au parlement européen, c’est encore faire du Schoelchérisme. Toute « la classe » politique de Martinique est obsédée par la promotion suprême : être parlementaire, au prix de la liquidation de tout militantisme de base.Gérer des établissements scolaires, envoyer les enfants dans les meilleures écoles françaises, c’est toujours du schoelchérisme.Comme nos hommes politiques d’aujourd’hui, il voulait améliorer le sort des descendants d'esclaves. Nos politiques font, qu'ils soient départementalistes, autonomistes, indépendantistes, ce qu'ils peuvent avec ce modèle intériorisé que représente l 'Abolitionniste.

Que faire ?

Comment sortir du schoelchérisme Faut-il sortir du schoelchérisme ?
C’est à Césaire que je fais appel pour avancer sur ces questions, car c’est Césaire qui a introduit dans la pensée antillaise les principes d’une critique du schoelchérisme, non pas rejet, mais bien analyse. C’est la capacité à se sentir extraordinairement, proche de Schoelcher, cette capacité à s’identifier à lui au point de se perdre, au point d’affronter le fantasme de mourir, qui permet à Aimé Césaire de s’autonomiser par rapport au schoelchérisme. Ecoutons Césaire :je vois un autre manque : que Schoelcher, ramenant le problème colonial à un problème social, en méconnaissant un aspect, qui est d’être un problème national… Schoelcher est logicien et non dialecticien ».

Personne n'a su poser jusqu'à ce jour la question nationale en reléguant la question sociale au second plan. C 'est encore le poids de Schoelcher sur notre pensée politique. Le schoelchérisme donc n'est ni départementaliste, ni autonomiste, ni indépendantiste. Il est la pâte dans laquelle baignent ces notions manifestes de la vie politique antillaise. C’est en naissant du discours politique de Schoelcher que Césaire coupe le cordon ombilical pour se fonder :« intègreNatal Solennel », c’est à dire nationaliste martiniquais. Que la montagne est encore verte ! Que chacun puisse dire comme Aimé Césaire : je commanderai aux îles d’exister !

A la mémoire de mon ami Lucien CLEMENTE. Janvier1954 /Janvier 2006
« Il ne faut pas leur laisser l'espoir de nous persuader qu'un nègre marron est coupable »
V. Schoelcher.
« L'admirable est que le nègre ait tenu » A. Césaire



Guillaume SURENA Psychanalyste./ surena.guillaume@orange.fr
* Ce texte est une conférence prononcée le 19 juillet 2008,à la mairie de Schoelcher,dans le cadre de la fête de cette ville si bien nommée.

Dimanche 15 Février 2009
Camille CHAUVET

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