UNE NECESSAIRE RELECTURE DU PRINTEMPS ARABE Par Lu POURVOUS


Rédigé le Lundi 10 Décembre 2012 à 21:44 |

Rédaction Du Naïf : Entretien avec Barah MIKAÏL : Directeur de recherche sur l’Afrique du Nord et le Moyen‐Orient à la FRIDE, centre de recherche européen basé à Madrid Par Béligh NABLI Directeur de recherche à l’IRIS, il dirige l’Observatoire des mutations politiques dans le Monde arabe : Sources IRIS


Béligh NABLI : En quoi consiste votre relecture du « Printemps arabe » ?
Il ne convient en rien de nier la détermination au changement portée par les peuples arabes, à commencer par les Tunisiens. Ceux‐ci ont sincèrement et légitimement voulu se débarrasser de l’ancien président Zineddine Ben Ali, par eux‐mêmes, et l’on ne peut que s’en réjouir. On peut en dire autant dans le cas de l’Egypte. Par contre, la suite des événements s’est, à bien des égards, révélée bien plus critiquable. Le cas libyen en témoigne parfaitement. La naissance d’une contestation à l’encontre de Mouammar Kadhafi fût réelle, bien que née dans une ville traditionnellement rebelle (Benghazi) et étant restée loin de s’étendre à l’ensemble de la population. Mais il est à se demander pourquoi, alors que les populations tunisienne et égyptienne ont, et c’est tant mieux, pu mener par elles‐mêmes leurs soulèvements, un ensemble d’acteurs étatiques a jugé utile de se mêler militairement des affaires libyennes. L’argument selon lequel Kadhafi avait déchaîné ses troupes contre sa population me paraît un peu court, sans quoi l’ingérence aurait aussi pu ou dû être aussi le lot du Bahreïn, du Yémen ou de la Syrie. L’une des principales failles du « Printemps arabe »réside pour moi dans la manière par laquelle les politiques d’intérêt régionales et internationales ont substitué l’usage de la force à la reconnaissance à tous les peuples de la région de leur droit à choisir leur avenir. On peut même se demander si la hâte à intervenir en Libye, cette anticipation d’un résultat escompté, n’a pas porté un coup d’arrêt durable au « Printemps arabe ».
 
Béligh NABLI : Quelles sont les principales forces contre‐révolutionnaires ?
Pour parler de « contre‐révolution », il faudrait déjà qu’existe une « révolution », chose qui me semble amplement discutable. Cela étant dit, le champ des acteurs s’opposant au fleurissement de schémas positifs est large, et nécessairement aléatoire. Outre qu’une partie des Tunisiens et des Egyptiens accusent les formations élues au pouvoir de porter un coup d’arrêt à un changement prometteur, on peut voir par exemple que les Etats‐Unis, la France ou encore l’Arabie saoudite et le Qatar sont en faveur d’un changement politique en Syrie, mais qu’ils partagent moins cette analyse dans le cas du Bahreïn. A contrario, un pays comme l’Iran tient au maintien du régime syrien, mais ne verrait pas d’un mauvais œil la chute de l’ensemble des autres régimes autoritaires de la région. Or, même si la géopolitique a ses règles, il ne faut pas oublier que les premiers « contre‐révolutionnaires », pour reprendre votre expression, ce sont les leaders en place. Or, d’un point de vue occidental surtout, on a tendance à mésestimer ce fait et à classer les volontés de changement des populations arabes selon que celles‐ci sont chapeautées par un pouvoir « modéré » (comprendre pro-occidental) ou non.
 
Béligh NABLI  Est ce que finalement les acteurs étatiques extérieurs – arabes, occidentaux ou russes – se sont imposés comme les principaux acteurs d’un « printemps arabe » présenté comme porté par des mouvements populaires?
 
Les acteurs étatiques extérieurs ont leur importance, mais sans pour autant avoir été un élément central au début du « Printemps arabe ». En Tunisie, comme en Egypte, beaucoup d’Etats arabes comme occidentaux voulaient le maintien de Ben Ali et Moubarak en place, mais ils n’ont rien pu faire pour empêcher leur chute. La Libye a été un tournant en ce sens là : il ne faut pas oublier que, outre les Etats‐Unis, la France ou encore le Royaume‐Uni, le Qatar et les Emirats arabes unis ont aussi participé à la stratégie visant à débouter M. Kadhafi. Par la suite, l’entretien au possible de l’agonie politique de Ali Abdallah Saleh au Yémen, ainsi que la préservation des intérêts de la famille Al‐Khalifa au Bahreïn, ont aussi été dus à la volonté d’un ensemble d’Etats de la Péninsule arabique, en tête desquels l’Arabie saoudite. Dans le cas syrien, la même logique a joué, quoique dans des dimensions encore plus compliquées. Il y a un quasi consensus des gouvernements arabes sur la volonté d’en finir avec un régime syrien qui, outre qu’il n’y va pas de main morte dans la répression des mouvements de contestation populaire, s’avère de surcroît un élément géopolitique gênant du fait de la nature de ses alliances politiques et géopolitiques. Mais à un niveau plus
Élevé si l’on peut dire, la détermination de pays tels que les Etats‐Unis ou la France à arriver à terme à une transition en Syrie se heurte à la volonté de la Russie de préserver le dernier de ses alliés effectifs dans le monde arabe. Donc, dans ce cas précis, on voit bien que les logiques géopolitiques peuvent facilement en venir à se mêler du courant des choses et à en déterminer potentiellement l’issue.
 
Béligh NABLI : En quoi pourrait consister « la démocratie » dans le monde arabe ?
La démocratie n’est pas quelque chose de figé, contrairement à ce que l’on pense. C’est un processus qui s’étend à l’infini, bien que basé évidemment sur des règles, des lois, des élections, des réformes, et ainsi de suite. Cela étant dit, je ne crois pas que, au‐delà de cela, il y ait réellement besoin de penser pour le monde arabe à un schéma de type démocratique qui soit différent de celui prévalant dans les Etats occidentaux. Certes, le maillage sociologique du monde arabe lui confère des spécificités qui rendent parfois facile le glissement d’un état des faits autoritaire vers une décomposition avancée ou contenue suivant le cas, comme on peut le voir dans le cas du Liban ou de l’Irak. Néanmoins, on a tendance à oublier que, bien avant le « Printemps arabe », c’est à l’époque des indépendances, particulièrement dans la fourchette 1945‐1963, qu’une grande partie des Etats arabes ont connu puis raté leur engagement vers des systèmes démocratiques. En cause, pour beaucoup, l’instrumentalisation par plusieurs pouvoirs en place du conflit israélo‐arabe. Néanmoins, rien n’empêche non plus de penser que, même sans ce conflit, la tentation de certains individus à s’arroger pleinement un pouvoir n’aurait pas existé. La différence, c’est qu’avec la question israélo‐arabe en général et israélo‐palestinienne en particulier, les populations se sont plus facilement soumises aux injonctions de leurs leaders.
 
Béligh NABLI : Quel est l’enjeu de la situation de la Syrie pour le monde arabe?
Jusqu’à peu, la Syrie paraissait être un déterminant en ce sens qu’elle pouvait conditionner la poursuite du « Printemps arabe » ou son arrêt. Mais je crois que les choses ont évolué depuis. Si Bachar al‐Assad venait à tomber, peut‐être cela pourrait il motiver d’autres citoyens de la région et les pousser à réactiver une volonté de changement ; mais on a du mal à voir où un tel scénario pourrait maintenant se vérifier, tout du moins sur le court terme. Je crois que, plus largement, à travers les évolutions syriennes pointe la possibilité pour beaucoup de pays occidentaux de pouvoir ou non continuer à inscrire les évolutions de la région dans un sens qui les arrange ou non. Si Bachar al‐Assad venait à tomber, son alternative, à supposer qu’elle réussisse à pacifier rapidement le pays, aura peu de chances de perpétuer l’existence du « front du refus antioccidental » défendu jusqu’ici par le régime. Outre un affaiblissement de l’Iran et du Hezbollah libanais, serait ainsi à prévoir la mort définitive du nationalisme arabe, cela étant dit indépendamment de la manière par laquelle le régime syrien a su souvent assaisonner cette idéologie à sa propre sauce.
 
Béligh NABLI : Au terme de cette séquence historique, le monde arabe risque‐t‐il d’être un peu plus divisé?
Outre qu’il est toujours aussi compliqué de prévoir ce que va vivre le monde arabe ne serait ce que dans un futur proche, il faut d’abord se demander si le monde arabe a jamais été uni. La division arabe a été officiellement au rendez‐vous depuis le 22 mars 1945, date de création de la Ligue des Etats arabes. Donc, d’un point de vue politique, je crois qu’au contraire, les divisions pourront éventuellement se résorber parfois en fonction des enjeux et sujets abordés, mais sans que cela dure vraiment au demeurant. D’un point de vue idéologique par contre, certaines tendances se dessineront peut‐être potentiellement, selon que l’on aura affaire à des gouvernements islamistes… ou non. Mais il ne faut pas non plus exagérer la ligne de fracture potentielle ici, chaque Etat ayant des intérêts conformes à son agenda national. Je crois plus largement que le risque de division effectif continue à résider dans la possibilité pour les replis claniques, tribaux, ethniques de l’emporter sur le sentiment d’affiliation nationale. On continue à en avoir les signes en Irak ; en Libye, la situation parle d’elle‐même, malgré le black‐out que l’on a souvent sur la situation prévalant effectivement dans ce pays ; en Syrie, il ne faut pas oublier l’importance des questions communautaires, aux rangs desquelles la question kurde ; quant au fameux clivage supposé prévaloir entre
Sunnites et chiites, je trouve toujours que l’on en exagère la réalité, mais sans pour autant oublier que, politiquement, cela demeure une question instrumentalisée. Donc, dans la globalité, le monde arabe court en effet des risques de division, ce qui n’est pas une nouveauté ; mais il faut veiller à ce que ceux‐ci ne parviennent pas par l’endroit où on les attendait le moins.


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