SOURCE / Lemonde : DOMINIQUE STRAUSS -KHAN ET LA JUSTICE AMERICAINE Par Denis LACORNE


Rédigé le Mercredi 18 Mai 2011 à 08:41 |

De la Rédaction : Cette affaire Strauss-Khan permet de mieux comprendre la leçon de cette fable de Jean de Lafontaine ( Les animaux malades de la peste): " Selon que vous serez puissant ou misérable les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir ". La conclusion de Denis Lacorne n'est pas loin de celle de JdL.


Dès 1788, Jacques Necker, l'ancien directeur des finances de Louis XVI, dénonçait les effets pervers du pouvoir de l'opinion, "les conseils perfides, les insinuations adroites et calomnieuses… la faveur et la partialité des juges… les flatteries corruptrices et mensongères adressées aux princes et aux ministres, l'indifférence au bien public de la part des hommes d'Etat, leurs viles et pernicieuses jalousies" et il concluait que l'un des moyens de limiter l'empire immense de l'opinion résidait dans les lois pénales, puisque celles-ci ne peuvent s'appliquer "qu'aux délits connus et prouvés" .

Des preuves policières contre la rumeur de l'opinion ? Mais quelles sont les preuves ? Dans une émission de télévision du 16 mai, le présentateur s'interdisait de nommer les accusations portées par le parquet de New York contre Dominique Strauss-Kahn.

Cet acte de pudibonderie médiatique n'était pas, fort heureusement, respecté par les invités de "C dans l'air", sur France 5, qui rappelaient la gravité des faits : agression sexuelle, tentative de viol, fellation forcée, séquestration, délit de fuite. Et pourtant l'émoi provoqué par ces charges dans le microcosme politico-médiatique était déplacé : rien n'est joué, rien n'est définitivement prouvé dans un système juridique qui, contrairement à la procédure française fondée sur une instruction préalable, est accusatoire.

Ce dont nous sommes les témoins sur le petit écran n'est que la première partie d'un débat qui sera bientôt nourri par des contre-preuves apportées par la défense. La défense dispose de moyens d'enquête puissants (enquête privée, témoignages à décharge, mise en doute des éléments de preuve collectés par la police, enquête de mœurs sur la plaignante, dénonciation de la partialité de la juge, etc.). Tout sera fait, on peut en être sûr, pour déstabiliser le témoignage de la plaignante et contester le soin apporté par la police dans sa collecte d'éléments physiques.

LES PRÉCÉDENTS KOBE BRYANT ET JAY-Z


Accusé de faits similaires dans un hôtel du Colorado, en 2003, la grande star du basket-ball, Kobe Bryant, obtenait gain de cause grâce à une défense musclée qui contestait la crédibilité du témoignage de l'employée d'hôtel, qu'il avait, disait-elle, violée.
Par chance pour Kobe Bryant, les éléments recueillis par les enquêteurs n'étaient pas persuasifs, et le témoignage de la plaignante n'était pas complètement crédible. Celle-ci acceptait de ne pas témoigner devant le tribunal. Kobe Bryant, en contrepartie, reconnaissait un comportement "inapproprié" et faisait des excuses publiques à la jeune femme et à sa famille.
Une transaction civile, dont les termes ne furent pas divulgués, fut signée par les deux parties et comprenait sans doute une compensation financière. D'autres scénarios sont envisageables, comme celui de la "composition pénale" (pleabargain) : je plaide "coupable" d'un fait moins grave que celui qu'on me reproche, et j'accepte, en contrepartie, une peine réduite, et dans le meilleur des cas une libération conditionnelle.

C'est précisément cette libération qu'obtint Benjamin Brafman, l'un des défenseurs de DSK, pour l'artiste de rap, Jay-Z, accusé de violence en réunion (avec utilisation d'arme blanche).
Brafman est un athlète du barreau de New York, qui sut admirablement participer à la défense de Michael Jackson contre une accusation de pédophilie (l'artiste fut acquitté) et qui sut bien défendre l'un des membres les plus violents et les plus corrompus de la première famille mafieuse de New York – les Gambino – en obtenant l'élimination de 21 chefs d'accusation sur un total de 22. On sait que des leaders politiques célèbres furent souvent accusés de comportements sexuels adultères ou d'attouchements inappropriés relevant plus du lutinage que du stupre. Il suffit de nommer Bill Clinton, Gary Hart (candidat à l'élection présidentielle de 1988), John Edwards (candidat malheureux à l'élection présidentielle de 2008), John Ensign (représentant du Nevada au Congrès) ou d'évoquer la vie tumultueuse de plusieurs présidents français.

DANS 90 % DES CAS, L'AFFAIRE SE CONCLUT SANS PROCÈS

Mais l'affaire DSK est plus grave parce que l'agression sexuelle présumée n'est pas fondée sur le consentement des deux parties: il y aurait donc abus de pouvoir, humiliation d'une subordonnée par un supérieur, violation machiste du principe d'égalité entre hommes et femmes, comme si l'accusé maintenait, dans un pays démocratique, une conception féodale des rapports entre sexes, dérivée de la vieille tradition du "droit de cuissage". Cet entre-choc d'époques historiques fort différentes a mauvaise allure dans un pays moderne, dont on ne cesse de rappeler par ailleurs les origines puritaines. Or c'est bien mal connaître le fonctionnement de la justice à l'époque des puritains.
Paradoxalement, la "sodomie", qui, au XVIIe siècle, définissait de façon ambiguë tout acte de pénétration charnelle entre couples adultères ou individus du même sexe, constituait un délit abominable, passible de la peine de mort. Mais la tradition de la common law exigeait la présence d'au moins deux témoins à charge.

L'extrême rareté du double témoignage protégeait les sodomites de toute poursuite judiciaire. La loi américaine est aujourd'hui autrement plus répressive: un accusé peut être condamné, sans qu'il y ait de témoin : c'est sa parole contre celle du plaignant ou de la plaignante, appuyée par des preuves matérielles (de l'ADN par exemple), qui permettra à un grand jury de déterminer, à huis clos, si l'argument du parquet est fondé sur une "cause raisonnable". Dans l'affirmative (dans l'immense majorité des cas), le grand jury accepte les arguments du procureur et procède à une mise en examen.

La phase du procès proprement dit ne commence qu'à partir du moment où la décision du grand jury est connue. Un autre jury est alors nommé et la procédure redevient à nouveau publique. Combien de temps durerait un tel procès ? Il est très difficile de le dire, car les parties en présence peuvent, à tout moment, négocier un pleabargain qui mettrait fin à l'action de justice. Et, en fait, le déroulement d'un procès criminel est des plus rares. Dans 90 % des cas, l'affaire se conclut, sans procès, avec une composition pénale.

En démocratie, le droit de cuissage a un coût et les procédures pénales inventées sont particulièrement humiliantes pour les accusés et souvent aussi pour les plaignantes. Le choix d'un avocat peut être déterminant, surtout si l'accusé a les moyens de s'offrir les services des meilleurs ténors du barreau.

Tel est le prix à payer pour l'égalité entre les hommes et les femmes dans l'Amérique post-puritaine.



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