OUTRE-MER AMER EN MARTINIQUE


Rédigé le Lundi 1 Février 2010 à 20:09 |

Source TELERAMA : Le 10 janvier, Garcin Malsa découvre les résultats de la consultation : 78,9 % de non. Dimanche 10 janvier, 20 heures. Sainte-Anne, côté carte postale de la Martinique. Sur la façade de la mairie, un drapeau noir-rouge-vert indépendantiste claque au vent.


Dans l'escalier, une statue d'esclave brandit d'une main un coutelas à couper la canne à sucre, de l'autre des fers brisés.
Dans la salle du conseil aux peintures décaties, une Marianne noire au décolleté généreux, des maquettes de bateaux, une stèle « aux morts pour la patrie » de 14-18, un grand drapeau français et un non moins grand drapeau cubain.

Sur la porte du bureau du maire, on peut lire « tout moun sé moun » (ce qui signifie : nous sommes tous des humains) et « nasyon Matinik ». Sous le néon, une poignée d'hommes, mine sombre. « Je suis triste, j'ai l'impression d'être face à un mur, soupire l'un d'eux, tout jeune. C'est psychanalytique : dans sa tête, notre société est encore en esclavage ! »
Un autre, Castro mâtiné de Che, barbe et regard noirs, treillis et casquette, marmonne : « On ne peut pas faire con­fiance à la démocratie, faudrait la révolution. » Au bout de la table, la soixantaine svelte, Garcin Malsa, maire de cette commune bien connue des touristes, prépare son intervention dans les médias...

Le cofondateur, avec les écrivains Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, du Modemas (Mouvement des démocrates et des écologistes pour une Martinique souveraine) et vice-président du conseil général vient d'apprendre le résultat de la consultation dite de l'article 74, dans laquelle l'Etat demandait aux Martiniquais s'ils souhaitaient plus d'autonomie. La force de la réponse (78,9 % de non) à surpris tout le monde. Et consterné Garcin Malsa. Plus de pouvoir sur l'éducation, l'économie, la nomination des cadres et des fonctionnaires, les échanges avec la Caraïbe... il en rêvait.

Depuis trois mois, en tee-shirt jaune poussin siglé « An lot balan pour matinik vansé » (Un élan pour la Martinique), il sillonnait la ville en voiture avec son équipe et ses haut-parleurs beuglant « Nou pa pé » (On n'a pas peur). « C'est la première fois depuis 1946 [date de la départementalisation de la Martinique, NDLR] qu'on nous propose de prendre des responsabilités ! Votez oui pour ce petit pas, un événement historique qui va déverrouiller les consciences, décoloniser les esprits », martelait-il inlassablement en créole aux (très rares) électeurs venus l'écouter. Un an après les grèves de février 2009, cette consultation sonnait comme une promesse de grand soir. C'est raté.

Au même moment, sur la place de la mairie, Eric Coppet et ses amis du Parti progressiste martiniquais (ex-parti d'Aimé Césaire) sont assis sur un capot de voiture. Eux aussi ont sillonné les chemins défoncés, mais pour dénoncer dans leurs haut-parleurs les « apprentis sorciers » partisans de l'article 74, sur fond de « Moi je dis nooooooon », hurlé par un clone de Nicoletta. Ils ont gagné mais n'ont pas l'air si contents.

Pas de fête prévue ce soir. Drôle de victoire. Les analystes à la télé évoquent « la lucidité d'un peuple », « la défiance des électeurs vis-à-vis de leurs élus », « la volonté de rester français » ou encore « la peur ». « La peur d'un peuple qui n'a pas osé, une fois de plus, prendre ses responsabilités, a bloqué au dernier moment avant de faire le pas... La peur d'un peuple qui a été esclave et qui le reste dans sa tête. C'est un vote suicidaire », commente Garcin Malsa.

L'écrivain Raphaël Confiant, lui, éructe sur son blog Mon­tray Kreyol : « Les mêmes qui ont défilé et braillé en février pour faire plier l'Etat "colonialiste" votent aujourd'hui comme un seul homme pour rester à jamais enlacés dans les bras de ce même Etat colonialiste. [...] A ces gens, je dis : allez vous faire foutre ! A ce peuple, je dis qu'il n'est qu'une sous-merde... » Suit une bordée d'insultes. « Vous avez raison : restez français jusqu'à la fin des temps et continuez à brailler et à manifester régulièrement pour que le Papa Blanc vous accorde 200 euros d'augmentation de salaire et n'augmente pas le prix de l'essence. »

Garcin Malsa n'avait pas mesuré le fossé entre les élites indépendantistes et les 400 000 Martiniquais quand il envoyait ses employés et ses administrés en car à Fort-de-France pour qu'ils manifestent ou lorsqu'il baptisait pompeusement, à l'entrée de la ville, son rond-point du 5-Février-2009 (le premier des trente-huit jours de grève). Peu importe la dépendance si le confort suit : l'appartenance à la France et à l'Europe, c'est une vie chère, des contraintes de législation et de normes pas forcément adaptées à la région.

Mais c'est aussi un niveau de vie beaucoup plus élevé que celui des îles indépendantes voisines, Dominique et Sainte-Lucie, sans parler évidemment d'Haïti, frappée par le grand tremblement de terre deux jours après ce référendum martiniquais. Ici, un tiers de la population touche les Assedic, un autre est fonctionnaire. Le système social (allocations familiales, RMI) fonctionne à plein. A Sainte-Anne, la mairie, plus de 200 employés pour 5 100 habitants, est le plus gros employeur du coin. Le deuxième est le Club Med, installé sur la jolie plage municipale. « Chez moi, les employés ont leurs 35 heures, leurs RTT, un parking pour garer leur voiture, etc.

Pas facile d'être rentable face à Sainte-Lucie, où les employés gagnent 300 €, viennent travailler à pied et dorment dans des hamacs », commente le patron, Yann Monplaisir, grand gaillard aux yeux clairs qui, comme tout le monde, affiche un portrait d'Aimé Césaire dans son bureau. « On aurait donné leur indépendance aux Martiniquais il y a soixante ans, c'était peut-être possible. Mais maintenant, ils ne supporteraient pas la perte de confort que cela entraînerait ! »

Créé dans les années 70 pour pallier la fermeture de la centrale sucrière du Marin, le Club Med a récupéré les ouvriers de celle-ci, connu plusieurs grèves sévères, dont une prise en otages de ses touristes en 1999, fermé ses portes dix-huit mois... puis a rouvert en 2006, une fois encore sur pression de l'Etat. D'autres hôtels de la commune ont fermé ou, phénomène classique ici, ont été revendus par appartements par ceux qui les avaient construits dix ans plus tôt pour bénéficier de la loi de défiscalisation.

La famille de Gentile, le plus gros propriétaire foncier de la région, aurait bien aimé, elle, investir à Sainte-Anne. Après la fermeture de la centrale sucrière du Marin, son groupe s'est diversifié : magasins de bricolage, peinture... tourisme. Mais elle est béké, descendante d'esclavagistes blancs. Or Garcin Malsa, fils d'ouvrier de l'usine du Marin, descendant d'esclaves, déteste les békés. Ce prof de biologie, écologiste de la première heure et auteur de livres précurseurs sur le développement durable et solidaire, intarissable sur la mangrove, déteste aussi les bétonneurs.

Alors, contrairement à ce que font beaucoup de maires (parfois moyennant des pots-de-vin), il a « tout bloqué », comme il le dit tranquillement : McDo, grandes surfaces, culture de la banane (qui pollue les terres), permis de construire, projets touristiques...

S'appuyant sur le Conservatoire du littoral, il tente depuis des années d'exproprier la famille de Gentile des terrains qu'elle possède en bordure du magnifique site des Salines – sable blond, cocotiers et mer émeraude. Le but : créer un parking pour empêcher les norias de voitures de se garer au bord de la plage. Garcin Malsa, c'est vingt et un ans de mandat et autant de procé­dures juridiques. Du coup, à Sainte-Anne, le touriste trouve des plages préservées, un étang écolo, une belle campagne, un bourg charmant et désuet... mais aussi des commerces qui souffrent, une ville pauvre et mal entretenue, qui a même un temps été mise sous tutelle.

Pas simple. A chaque élection municipale, où chacun reproche à l'autre ses tentatives d'intimidation, corruption et autres tricheries, la famille de Gentile soutient financièrement le même candidat d'opposition, qui se trouve être, le hasard fait bien les choses, ex-directeur de l'office de tourisme de la Martinique. « Un béké, étant donné son "histoire", ne peut intervenir directement dans le jeu politique, regrette Jean-Michel de Gentile.

La population ne l'accepterait pas. Mais cette dissociation entre les pouvoirs économique et politique est sûrement un des drames de la Martinique. » En attendant son heure, il installe son golf 18 trous sur la municipalité voisine : « Nous les békés [environ 3 000 personnes] fonctionnons en dynastie, construisons pour plusieurs générations. Nous savons attendre, sourit cyniquement son frère Bernard (vice-président de la chambre de commerce et d'industrie). Un jour, Malsa ne sera plus là. Nous, si. » Tranquille assurance de celui qui n'a jamais eu peur.

La Martinique, contrairement à la Guadeloupe, n'a pas tranché les têtes de ses békés à la Révolution française. Elle s'est réfugiée sous protection britannique. Résultat : la structure de sa société est restée plus figée qu'en Guadeloupe : en haut, les békés les plus riches ont gardé l'immensité de leurs terres et diversifié leurs activités à l'échelle internationale. En dessous, les mulâtres, descendants d'esclaves affranchis, souvent fruits de relations des maîtres avec leurs esclaves, exercent les professions intermédiaires, avocat, médecins, etc.

Plus « bas », les ex-esclaves obéissent eux-mêmes à une hiérarchie très subtile : ici, une femme qui accouche d'un enfant plus clair « sauve la peau ». Ici, il existe une dizaine de mots pour décrire le camaïeu social de la « pigmentocratie », comme l'appelle l'écrivain Raphaël Confiant, lequel, par exemple, comme beaucoup de ses collègues universitaires, est un « chabin », noir à la peau très claire. Il y a aussi les Indiens, les Chinois...

Et enfin les « métros », Blancs de métropole qui exercent notamment les hautes fonctions dans les administrations et les entreprises. Dans cette société complexe où tout le monde connaît tout le monde, où chacun a des ancêtres qui ont été bourreau ou victime de l'autre, la parole est prudente, les mots sont piégés. On ne dit pas impunément, selon qui on est et à qui on parle, « en France » ou « en métropole », « créole » ou « nègre »... Mais cette parole, codifiée et autocensurée au quotidien, explose sporadiquement en insultes racistes au moindre conflit de voisinage, accrochage routier ou grève.

Dans un documentaire de Canal+, Les Derniers Maîtres de la Martinique, qui a fait scandale dans l'île il y a un an, le béké Alain Huyghes-Despointes se lâchait : « Dans les familles métissées, les enfants sont de couleurs différentes, il n'y a pas d'harmonie. Moi, je ne trouve pas ça bien. Nous [les békés] on a voulu préserver la race. » Inversement, il y a quelques semaines, un élu noir du conseil régional fustigeait des professeurs (métros), « ces Blancs même pas coiffés et qui sentent ». Ici, on est toujours le raciste de quelqu'un.

Alors, bien sûr, les choses évoluent. Les jeunes générations s'affranchissent tranquillement de la pigmentocratie, de nouveaux acteurs économiques montent en puissance... Au Couvent et au Séminaire (écoles békés), les élèves côtoient de plus en plus de peaux colorées. Mais ne les invitent quand même pas, nous dit-on, à leurs anniversaires... Il y a quelques semaines, les médias locaux ont titré sur le mariage d'une fille béké avec un « Noir ».
Le papa, Roger de Jaham, président de l'association Tous créoles, qui milite pour un rapprochement des Martiniquais, évoque la larme à l'oeil « ce grand jour pour les créoles ». Bernard de Gentile, invité à ce « beau mariage », nous précise tout de même que « le marié était très clair » et ne résiste pas à la boutade : « Ma femme de ménage m'a dit : "Mais c'est un Noir ! Vous n'allez pas assister à ce mariage !" »

Longtemps, la mémoire a été confisquée : à l'école, dans les familles, « l'esclavage était tabou », témoignent les adultes d'aujourd'hui. L'identité a été bafouée : le journaliste Gilles Degras, fondateur du site d'informations Bondamanjak, se souvient avoir entendu il y a dix ans à la maternelle de son fils « la maîtresse engueuler un enfant parce qu'il avait colorié ses parents en marron. Je crois bien que moi aussi au même âge je coloriais mes parents en rose ». Et la culture locale dédaignée.

Depuis quelques années, la Martinique est autorisée à revenir à elle-même. Le mouvement de février 2009 n'a rien changé aux tensions économiques, mais il a contribué à cette libération : commémorations, interventions dans les écoles... « On est passés du mutisme à la cacophonie », sourit Tony Delsham, écrivain (2), journaliste et éditeur de la revue Antilla.

Aujourd'hui, on n'enseigne toujours pas les émeutes de décembre 1959 (trois journées sanglantes à Fort-de-France après un banal accident de circulation), mais, dans l'adorable école maternelle de Sainte-Anne, les enfants apprennent depuis cette année le créole : « Il y a eu un blocage au début : pour 95 % d'entre eux, parler créole à l'école c'était mal, c'était la langue des insultes, indique leur jeune institutrice. Certains ne savaient d'ailleurs pas le parler. »

Garcin Malsa, lui, la cultive depuis toujours, cette mémoire. Jusqu'à l'overdose : son conseil municipal est en créole, ses associations sont réunies au sein d'une fédération, Cap 110 (le cap pour l'Afrique), il organise tous les ans une marche réclamant réparation aux békés, milite pour une redistribution des terres à la population, et a même voulu rebaptiser un quartier de la ville du nom de Gorée, le port africain d'où partaient les esclaves... Mais là, ça a coincé : les habitants, un tantinet lassés de tout ce passé, ont refusé.

Ce soir, dans son bureau, un jeune Guadeloupéen proche du LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon) envoyé en observateur jure que tout va exploser socialement, puisque rien n'a été réglé politiquement. « Il va falloir agir, confirme le maire, mais autrement. » En participant civiquement à l'autre consultation populaire, prévue le 24 janvier, sur une fusion du conseil général et du conseil régional ?
Ou en manifestant dans la rue avec les Guadeloupéens qui vont commémorer leur grève générale de février 2009 ? Entre-temps, avec le tremblement de terre à Haïti, le débat s'est figé.

Mais bientôt le maire de Sainte-Anne et les habitants de la Martinique retourneront à leurs contradictions : être français et caribéen, métis et raciste, ex-bourreau et ex-victime ; dépendre d'une métropole qu'on rejette mais dont on ne veut pas se séparer ; manifester contre la « pwofitasyon » mais profiter à fond du système, élire des politiques indépendantistes mais refuser de leur donner du pouvoir affronter les blocages d'une histoire qu'on n'en finit pas de ne pas dépasser ; appeler les cacahuètes des « pistaches ».
Emmanuelle Anizon /Télérama n° 3132


POLITIQUE
Dans la même rubrique :