Les peuples d’Europe se sont fait la guerre pendant des décennies. Il y a eu des millions de morts et des choses terrifiantes, comme les camps de concentration. Pourtant, malgré toutes les horreurs de la guerre, ces peuples ont réussi à se réconcilier et à faire l’Union européenne. Il n’en va pas ainsi en Martinique.
Les blessures relatives à l’esclavage sont-elles toujours vives en Martinique ?
Les peuples d’Europe se sont fait la guerre pendant des décennies. Il y a eu des millions de morts et des choses terrifiantes, comme les camps de concentration. Pourtant, malgré toutes les horreurs de la guerre, ces peuples ont réussi à se réconcilier et à faire l’Union européenne. Il n’en va pas ainsi en Martinique. Nous vivons depuis plusieurs siècles sur un même territoire, mais nous n’avons pas réussi à guérir les plaies de ce crime contre l’humanité qu’est l’esclavage.
Quelles sont les raisons d’un tel blocage ?
Ce crime, nous avons commencé par l’oublier, par l’enfouir comme une chose très lointaine. Notre mémoire a utilisé des tas d’artifices pour mettre au large l’esclavage. Mais sans jamais cesser d’y penser. Il a fallu attendre une période récente pour commencer un travail historique qui fasse vraiment la part des choses. Je crois que la blessure de l’esclavage va parfois de pair avec un certain révisionnisme historique. C’est une vision simpliste qui récupère la lutte anti-esclavagiste uniquement à des fins partisanes. Et le filon idéologique fonctionne !
Et certains insinuent que l’Église a été une institution esclavagiste ?
C’est sûr, l’État et les autorités coloniales ont cherché à instrumentaliser l’Église. On a voulu se servir d’elle pour donner une justification, une garantie sacrée à l’agir étatique. Même la parole de Dieu a été détournée : la fameuse malédiction de Cham , fruit de l’exégèse frelatée d’un théologien protestant. Tout cela ne m’impressionne pas. Dans l’Église, nous avons l’habitude des tentatives révisionnistes. Certes, nous ne sommes pas bons pour répondre à la polémique et c’est tout à notre honneur de ne pas polémiquer. Le Christ a été mis en croix parce que certains ont pratiqué un révisionnisme par rapport à son message. Rien de nouveau sous le soleil. L’Histoire, dans une approche scientifique, suffit pour dissiper ces accusations.
Que répondez-vous à ceux qui estiment que l’Église a mis son autorité morale au service de l’esclavage ?
Si l’Église avait été uniquement du côté des oppresseurs, pourquoi les esclaves, à l’heure de l’abolition, se seraient-ils rués vers elle ? Pourquoi nos peuples – je parle aussi des descendants d’esclaves en Amérique – seraient-ils aujourd’hui si religieux, si l’Église avait fait tant de mal ? Nous avons un témoignage direct, qui remonte à l’abolition de 1848, d’un délégué apostolique qui témoigne de la participation massive des affranchis au chant du Te Deum. L’abolition en Martinique fut un moment d’allégresse et de louange religieuse. Vous savez, les esclaves n’étaient pas idiots… Ils n’allaient pas se jeter dans les bras de leurs oppresseurs !
Vous mettez en avant l’existence d’un anti-esclavagisme catholique. De quoi s’agit-il ?
Le premier courant abolitionniste de l’Histoire est en effet catholique. Il est bien réel, quoique minoritaire. Je ne comprends pas comment l’Histoire officielle peut faire l’impasse sur ce courant. Je comprends tout à fait que la République honore Victor Schœlcher, qui a œuvré à l’abolition de l’esclavage en 1848. Mais n’oublions pas que la Mère Anne-Marie Javouhey, par exemple, a obtenu la libération des esclaves dix ans avant Schœlcher, en Guyane, sur certaines propriétés ! Il y a d’autres exemples, comme le jésuite Jean Mongin, le franciscain Épiphane de Moirans, l’abbé Macaire de Ségur . Par ailleurs, il y a des textes très clairs des papes contre l’esclavage des Noirs . Pourquoi ces grandes figures de la libération par l’amour sont-elles occultées dans l’Histoire officielle ? L’amour serait-il tabou ? C’est une vraie censure, une manipulation de l’Histoire.
Mais le Code noir semble quand même allier les intérêts de la monarchie absolue et ceux de l’Église ?
Le Code noir, ce n’est pas le pape, c’est Louis XIV et son ministre Colbert ! C’est l’État français qui doit demander pardon pour le Code noir, pas l’Église. Ce code était en contradiction manifeste avec ce que l’Église enseignait par ailleurs.
Le Père Jean-Baptiste Labat, missionnaire dominicain en Martinique, employait pourtant des esclaves dans sa sucrerie et participait au système…
Je sais qu’il y avait des chrétiens propriétaires d’esclaves et cette non-remise en cause du système demeure choquante, même si elle visait à améliorer le système. Ces esclaves, en fait, alloués par les autorités coloniales, étaient mieux traités et on leur apprenait à lire et à écrire. Ils lisaient la Bible et ont été à même d’être des acteurs de leur émancipation.
Aujourd’hui, certains, comme Louis-Georges Tin, le président du Cran, le Conseil représentatif des associations noires de France [voir encadré ci-dessous], attendent de l’Église une certaine forme de « réparation ».
Mes échanges privés avec Louis-Georges Tin ont été importants pour moi et m’ont permis de mieux comprendre cette problématique. S’il s’agit de reconnaître les fautes des membres de l’Église et les compromis de certains de ses représentants, l’Église n’a cessé de le faire.
L’Église est composée à 100 % de pécheurs. Elle n’ignore pas le péché de ses membres. Mais c’est facile de faire une équivoque entre l’Église et ses membres. Il faut me dire, alors, quelle catégorie de personnes a échappé au mal ? Les Noirs étaient-ils tous anti-esclavagistes ? Je pose aussi la question sur les francs-maçons qui s’enorgueillissent à juste titre de Victor Schœlcher. Mais les maçons étaient-ils tous en lutte contre l’esclavage ? Voltaire, le « tolérant », n’a-t-il pas bâti sa fortune sur la sueur des esclaves ?
L’Église comme institution a aussi participé au système ?
Si une institution a trempé, en tant qu’institution, dans le système, c’est l’État. C’est uniquement quand des représentants de l’Église se sont soumis aux autorités qu’ils se sont compromis ; mais d’autres représentants de l’Église ont été les premiers, malgré les représailles, à s’élever contre et à penser intellectuellement l’anti-esclavagisme. Sans parler des positions répétées et constantes des papes contre l’esclavage, qui sont à l’honneur de l’Église dans cette lutte.
Il faut donc distinguer entre les personnes et les institutions. En tant qu’institution, l’Église a condamné l’esclavage. Et je vous rappelle qu’au-dessus de l’institution, il y a l’Évangile qui rend impossible l’exploitation de l’homme par l’homme.
Et toute discrimination.
Acceptez-vous le concept de réparation ?
La société martiniquaise ne peut rester figée éternellement sur les affrontements de race et de mémoire ; il faut bien la réparer pour bâtir un avenir dans la justice et la paix ! La réconciliation de toutes nos divisions est le but et, dans ce cadre, le concept de réparation est incontournable. Il y a quelque chose de cassé, il faut réparer. Cela dit, ce serait une catastrophe, s’il s’agissait d’augmenter les haines et les ressentiments au prix de raccourcis historiques. C’est exactement l’inverse du chemin spirituel que je propose. Tout le monde doit avancer. La réparation suppose que chacun prenne sa part du mal-être commun.
Les peuples d’Europe se sont fait la guerre pendant des décennies. Il y a eu des millions de morts et des choses terrifiantes, comme les camps de concentration. Pourtant, malgré toutes les horreurs de la guerre, ces peuples ont réussi à se réconcilier et à faire l’Union européenne. Il n’en va pas ainsi en Martinique. Nous vivons depuis plusieurs siècles sur un même territoire, mais nous n’avons pas réussi à guérir les plaies de ce crime contre l’humanité qu’est l’esclavage.
Quelles sont les raisons d’un tel blocage ?
Ce crime, nous avons commencé par l’oublier, par l’enfouir comme une chose très lointaine. Notre mémoire a utilisé des tas d’artifices pour mettre au large l’esclavage. Mais sans jamais cesser d’y penser. Il a fallu attendre une période récente pour commencer un travail historique qui fasse vraiment la part des choses. Je crois que la blessure de l’esclavage va parfois de pair avec un certain révisionnisme historique. C’est une vision simpliste qui récupère la lutte anti-esclavagiste uniquement à des fins partisanes. Et le filon idéologique fonctionne !
Et certains insinuent que l’Église a été une institution esclavagiste ?
C’est sûr, l’État et les autorités coloniales ont cherché à instrumentaliser l’Église. On a voulu se servir d’elle pour donner une justification, une garantie sacrée à l’agir étatique. Même la parole de Dieu a été détournée : la fameuse malédiction de Cham , fruit de l’exégèse frelatée d’un théologien protestant. Tout cela ne m’impressionne pas. Dans l’Église, nous avons l’habitude des tentatives révisionnistes. Certes, nous ne sommes pas bons pour répondre à la polémique et c’est tout à notre honneur de ne pas polémiquer. Le Christ a été mis en croix parce que certains ont pratiqué un révisionnisme par rapport à son message. Rien de nouveau sous le soleil. L’Histoire, dans une approche scientifique, suffit pour dissiper ces accusations.
Que répondez-vous à ceux qui estiment que l’Église a mis son autorité morale au service de l’esclavage ?
Si l’Église avait été uniquement du côté des oppresseurs, pourquoi les esclaves, à l’heure de l’abolition, se seraient-ils rués vers elle ? Pourquoi nos peuples – je parle aussi des descendants d’esclaves en Amérique – seraient-ils aujourd’hui si religieux, si l’Église avait fait tant de mal ? Nous avons un témoignage direct, qui remonte à l’abolition de 1848, d’un délégué apostolique qui témoigne de la participation massive des affranchis au chant du Te Deum. L’abolition en Martinique fut un moment d’allégresse et de louange religieuse. Vous savez, les esclaves n’étaient pas idiots… Ils n’allaient pas se jeter dans les bras de leurs oppresseurs !
Vous mettez en avant l’existence d’un anti-esclavagisme catholique. De quoi s’agit-il ?
Le premier courant abolitionniste de l’Histoire est en effet catholique. Il est bien réel, quoique minoritaire. Je ne comprends pas comment l’Histoire officielle peut faire l’impasse sur ce courant. Je comprends tout à fait que la République honore Victor Schœlcher, qui a œuvré à l’abolition de l’esclavage en 1848. Mais n’oublions pas que la Mère Anne-Marie Javouhey, par exemple, a obtenu la libération des esclaves dix ans avant Schœlcher, en Guyane, sur certaines propriétés ! Il y a d’autres exemples, comme le jésuite Jean Mongin, le franciscain Épiphane de Moirans, l’abbé Macaire de Ségur . Par ailleurs, il y a des textes très clairs des papes contre l’esclavage des Noirs . Pourquoi ces grandes figures de la libération par l’amour sont-elles occultées dans l’Histoire officielle ? L’amour serait-il tabou ? C’est une vraie censure, une manipulation de l’Histoire.
Mais le Code noir semble quand même allier les intérêts de la monarchie absolue et ceux de l’Église ?
Le Code noir, ce n’est pas le pape, c’est Louis XIV et son ministre Colbert ! C’est l’État français qui doit demander pardon pour le Code noir, pas l’Église. Ce code était en contradiction manifeste avec ce que l’Église enseignait par ailleurs.
Le Père Jean-Baptiste Labat, missionnaire dominicain en Martinique, employait pourtant des esclaves dans sa sucrerie et participait au système…
Je sais qu’il y avait des chrétiens propriétaires d’esclaves et cette non-remise en cause du système demeure choquante, même si elle visait à améliorer le système. Ces esclaves, en fait, alloués par les autorités coloniales, étaient mieux traités et on leur apprenait à lire et à écrire. Ils lisaient la Bible et ont été à même d’être des acteurs de leur émancipation.
Aujourd’hui, certains, comme Louis-Georges Tin, le président du Cran, le Conseil représentatif des associations noires de France [voir encadré ci-dessous], attendent de l’Église une certaine forme de « réparation ».
Mes échanges privés avec Louis-Georges Tin ont été importants pour moi et m’ont permis de mieux comprendre cette problématique. S’il s’agit de reconnaître les fautes des membres de l’Église et les compromis de certains de ses représentants, l’Église n’a cessé de le faire.
L’Église est composée à 100 % de pécheurs. Elle n’ignore pas le péché de ses membres. Mais c’est facile de faire une équivoque entre l’Église et ses membres. Il faut me dire, alors, quelle catégorie de personnes a échappé au mal ? Les Noirs étaient-ils tous anti-esclavagistes ? Je pose aussi la question sur les francs-maçons qui s’enorgueillissent à juste titre de Victor Schœlcher. Mais les maçons étaient-ils tous en lutte contre l’esclavage ? Voltaire, le « tolérant », n’a-t-il pas bâti sa fortune sur la sueur des esclaves ?
L’Église comme institution a aussi participé au système ?
Si une institution a trempé, en tant qu’institution, dans le système, c’est l’État. C’est uniquement quand des représentants de l’Église se sont soumis aux autorités qu’ils se sont compromis ; mais d’autres représentants de l’Église ont été les premiers, malgré les représailles, à s’élever contre et à penser intellectuellement l’anti-esclavagisme. Sans parler des positions répétées et constantes des papes contre l’esclavage, qui sont à l’honneur de l’Église dans cette lutte.
Il faut donc distinguer entre les personnes et les institutions. En tant qu’institution, l’Église a condamné l’esclavage. Et je vous rappelle qu’au-dessus de l’institution, il y a l’Évangile qui rend impossible l’exploitation de l’homme par l’homme.
Et toute discrimination.
Acceptez-vous le concept de réparation ?
La société martiniquaise ne peut rester figée éternellement sur les affrontements de race et de mémoire ; il faut bien la réparer pour bâtir un avenir dans la justice et la paix ! La réconciliation de toutes nos divisions est le but et, dans ce cadre, le concept de réparation est incontournable. Il y a quelque chose de cassé, il faut réparer. Cela dit, ce serait une catastrophe, s’il s’agissait d’augmenter les haines et les ressentiments au prix de raccourcis historiques. C’est exactement l’inverse du chemin spirituel que je propose. Tout le monde doit avancer. La réparation suppose que chacun prenne sa part du mal-être commun.