LES OBSERVATIONS D'EDOUARD DELEPINE A PROPOS DE LA LETTRE DU RECTEUR SIGANOS


Rédigé le Samedi 1 Mai 2010 à 17:28 |

DEBAT : Le comportement de certains fonctionnaires d'autorité du Rcetorat de l'Académie de Martinique sèment un vent de révolte contenu. Faut-il penser que les victimes acceptent de tels agissements par peur pour leur carrière ? ou encore simplement par manque de courage ? En tout cas un enseignant qui connaît bien ce monde réagit.


BRÈVES OBSERVATIONS SUR UNE LETTRE DE M. LE RECTEUR
AUX CHEFS D’ETABLISEMENTS DE LA MARTINIQUE

Par Edouard de Lépine

Bien que je n’en sois pas l’auteur, Le Naif du 13 avril dernier a publié, sous ma signature, une note, dont j’assume l’entière responsabilité, sur le malaise dans l’Éducation nationale. J’ai tenu à vérifier chacune des informations contenues dans cette note qui met en cause nommément deux ou trois personnages de l’entourage immédiat de monsieur le Recteur.

Les propos contenus dans cette note ont paru tellement diffamatoires au chef du Service de l’Éducation, qu’il a cru devoir ouvrir un séminaire convoqué sur le projet académique 2010-2013, un sujet autrement important que les petites vilénies d’un de ses plus proches collaborateurs, IPR de son état, par une déclaration solennelle sous la forme d’une lettre officielle de défense et de soutien de cet IPR, de ses comparses et de ses complices. Pas un seul démenti dans cette lettre concernant un seul des propos « extrêmement diffamatoires », selon lui, de l’article du Naïf. Mais l’affichage du «plus profond des mépris » pour le ou les auteurs de cet article.

Monsieur le Recteur n’en ignore pas l’auteur autant qu’il le laisse entendre. Trois jours avant son séminaire du 22 avril à l’IUFM, au dernier Conseil d’administration de ce même établissement, le 19 avril, je lui avais signalé l’inquiétude qu’avaient fait naître chez de nombreux enseignants martiniquais ses commentaires sur la situation dans l’Académie, publiés le 16 avril dans France-Antilles. Nos enseignants ne sont évidemment pas fiers d’être à la fois les enfants gâtés du pouvoir, au 5e rang pour les moyens mis à la disposition de notre petite Académie, et les cancres du système, à l’avant-dernière place (29e/30) pour les résultats obtenus dans nos établissements. Ils ne croient cependant pas qu’il leur suffirait de « se mettre au travail » et d’adapter nos moyens aux dimensions de notre pays, c’est-à-dire de les réduire, pour en améliorer l’efficacité et porter les résultats de la Martinique au niveau de la moyenne nationale.

J’avais également évoqué, en passant, le découragement et le désarroi d’un corps de personnels de direction en butte aux tracasseries de quelques uns de ses collaborateurs, même quand ils obtiennent des résultats satisfaisants dans leur établissement, par exemple dans ce collège qui affiche 90% de succès au Brevet des collèges sans valoir à son chef le moindre surcroît de considération. Au contraire.

La réaction du plus haut responsable de l’éducation dans notre pays à un article qui ne le visait nullement me surprend et me navre plus qu’elle ne m’indigne. M. Siganos passe auprès de gens que je respecte pour un homme d’ouverture et de dialogue. J’avais tendance à mettre le malaise actuel du corps enseignant, et singulièrement de celui des personnels de direction, au compte de son ignorance de pratiques, dont il n’est pas l’inventeur, puisqu’en usage depuis un certain temps déjà dans notre académie.

J’étais porté à le prendre pour une énième victime des inévitables difficultés propres à une fonction difficile, par nature ingrate, au surplus dans une conjoncture morose. J’ai même craint un instant que les petites méchancetés d’un Barbe ne nous fassent oublier l’écrasante responsabilité du gouvernement de M. Sarkozy dans les menaces autrement lourdes qui pèsent sur notre École. C’est cela qui doit être aujourd’hui la principale préoccupation des Martiniquais à tous les niveaux et dans tous les secteurs, à commencer par nos élus. Je pense notamment à nos maires qui risquent de payer plus cher que les autres la suppression de postes et par conséquent la fermeture de classes dans leur commune.

Aucun recteur ne peut faire sortir le sang d’une pierre. Les nouveaux venus ont le choix entre débarquer, au mépris de la dignité de la communauté qui les accueille, avec une équipe entièrement nouvelle, soigneusement préparée aux tâches qui l’attendent dans une académie qui ne ressemble à aucune autre, ou se livrer pieds et poings liés à un encadrement rompu aux manœuvres d’un milieu qui fut autrefois l’honneur de ce pays et qui, depuis quelque temps, est en passe de devenir l’un des hauts lieux de la magouille, de la prétention et de la médiocrité satisfaite d’elle-même.

Monsieur le Recteur a voulu frapper un grand coup. C’était son droit et peut-être son devoir. Il ne pouvait cependant prétendre ouvrir un dossier assez important pour justifier une déclaration officielle, et le fermer aussitôt en refusant de donner la parole, « même pour des compliments », quitte à subir, sans déplaisir apparent, les démonstrations de servilité empressée de chefs d’établissements. L’un d’eux au moins, commissaire paritaire pour les personnels de première catégorie au nom d’un syndicat cyniquement (ou comiquement ?) baptisé « Indépendance et Direction », a tenu à le féliciter - pour sa prise de position courageuse en faveur des larbins de son entourage.

Dans le temps, on aurait hué les « souceurs ». Aujourd’hui on les promeut à la hors classe. On dit que l’un des « souceurs » serait le futur proviseur de notre Lycée Schœlcher. Le milieu enseignant semble devenu, il est vrai, un milieu où on boude, où on accepte en ronchonnant parfois, mais où on se contente, le plus souvent, de bougonner et, dans le meilleur des cas, d’applaudir discrètement ceux qui refusent de se prostituer.

Deux chefs d’établissement et deux seulement ont osé appeler un chat un chat et M. Barbe un intrigant. Même si le terme de tonton macoute employé pour le désigner est contestable parce que renvoyant à une réalité sans rapport avec ce que nous avons pu connaître de pire à la Martinique, il est infiniment plus grave de traiter les propos tenus sur le site du Naïf de « pratiques intolérables qui ont eu leur heure de gloire aux heures les plus sinistres de notre histoire » que de traiter M. Barbe de tonton macoute.

Monsieur le Recteur parle de choses qu’il ne connaît pas. Je doute qu’il se soit jamais vraiment intéressé aux heures les plus sinistres de notre histoire à nous qui n’est pas tout à fait la sienne, il est vrai. Je ne suis pas de ceux qui invoquent à tout propos et hors de propos les horreurs du Code Noir et de la période esclavagiste. Je laisse cela aux demandeurs de réparation pour un crime aussi irréparable qu’inoubliable.

Mais enfin tout de même. Rien qu’en ce qui concerne notre enseignement, sa fonction aurait pu le porter à se soucier davantage de notre long combat pour l’enseignement dans ce pays, pour l’imposer d’abord, pour le développer ensuite et, depuis un demi-siècle, pour tâcher de le démocratiser chaque jour un peu plus.

S’agissant en particulier de notre premier lycée, inauguré le 21 juillet 1881, en l’honneur de Victor Schœlcher, je ne suis pas sûr que Monsieur le Recteur mesure ce qu’il nous a coûté et ce qu’il représente pour nous. Conçu, construit par la seule volonté de notre Conseil Général, aux frais exclusifs de la colonie, contre le sabotage des gouverneurs, contre l’hostilité de la hiérarchie catholique, et contre le puissant lobby de la fraction la plus rétrograde de l’aristocratie blanche, de ceux que Schœlcher appelait « les incorrigibles » et qu’Ernest Deproge nommait « les émigrés de l’intérieur », ce lycée symbolise à nos yeux les valeurs cardinales de la République auxquelles la communauté scolaire de la Martinique, est particulièrement attachée, pour combattre l’ignorance autant que cette sottise inanalysable que l’on appelle le préjugé de couleur (Marius Hurard, Président du Conseil Général à l’inauguration du Lycée).

C’est pourquoi nous sommes nombreux à juger contestable et en tout cas regrettable la nomination à la direction du Lycée Schœlcher d’un chef d’établissement, par ailleurs syndicaliste, qui choisit d’enfoncer des collègues qu’il a pour mission de défendre, en applaudissant la conception des valeurs de la République qu’affiche Monsieur le Recteur dans sa lettre aux personnels de direction. Nous refusons de croire que parmi tous les candidats à la fonction de proviseur de ce lycée, il n’y avait personne à la Martinique de plus qualifié par ses titres universitaires, par ses références professionnelles comme par son aptitude à stimuler une équipe enseignante, pour redonner au plus prestigieux de nos établissements la place qui lui revient dans le cœur et dans l’esprit des Martiniquais.

Nous ne tomberons pas dans le piège de la couleur. Ni dans un sens ni dans un autre. Je peux comprendre qu’il soit difficile à un élu du peuple de contester la nomination d’un cadre martiniquais à un poste de responsabilité à l’heure où nous nous battons pour l’antillanisation des cadres de la fonction publique.

Je le comprends moins de la part d’un syndicat. C’est l’acceptation de petits arrangements qui produit les grandes turpitudes. Je ferme les yeux sur ton incompétence, tu fermes la bouche sur mes combines. Les syndicats, peuvent faire semblant d’ignorer les progrès de cette règle non écrite mais de plus en plus courante dans ce milieu. Ils peuvent choisir de s’en accommoder ou de s’y résigner. La mort dans l’âme, j’imagine. Un responsable syndical, proviseur d’un grand lycée, n’invoquait-il pas pour justifier sa non-intervention en faveur d’un collègue maltraité, le fameux argument du pot de terre contre le pot de fer, créolisé pour mieux en asseoir la pertinence « ravett pa janmen ni rézon douvan poul » ? Mais les poules ne se sont jamais fait respecter de personne.

Je sais bien. J’en parle à mon aise. Je ne suis plus dans l’enseignement depuis près d’un quart de siècle. Je ne prends aucun risque. Les choses ont beaucoup changé en 25 ans. Le métier d’enseignant comme la fonction de chef d’établissement sont devenus plus complexes. Les grands enjeux sont devenus moins immédiatement lisibles. Soit. Je suis sans doute dépassé.

Mais ce qui ne peut ni de doit changer, c’est la détermination des enseignants, y compris naturellement des personnels de direction, de refuser tout compromis avec la bêtise et avec l’injustice, sous quelque forme que ce soit, à quelque prix que ce soit.

Un commentateur, anonyme, bien entendu, a insinué que je m’étais tu comme les autres, quand mes amis étaient au pouvoir. Un autre a reniflé dans mes propos un relent de racisme. L’un et l’autre ont peu de chance d’être crus et encore moins de me faire passer pour un raciste aux yeux des enseignants ou de qui que ce soit dans ce pays.

D’une manière générale, je n’ai jamais entretenu de rapports privilégiés avec les chefs. Mais le seul recteur que j’ai envoyé promener et auquel j’ai reproché par écrit son comportement de petit commandeur d’habitation (on doit pouvoir trouver cela dans les archives de la maison, fin juin-début juillet 1986) a été un illustre antillo-guyanais, feu Bertène Juminer, qui « emmerdait la France et l’Europe », avant de devenir recteur et pas peu fier de son titre de premier serviteur de l’État français à l’Éducation Nationale.

Un dernier mot. J’ai assez peu souffert personnellement des « pratiques intolérables qui ont eu leur heure de gloire aux heures les plus sombres de notre histoire ». J’ai étudié quelques unes des ces heures sombres de notre histoire, avec mes élèves, notamment au cours de l’année scolaire 1980-1981 (avant le retour de la gauche au pouvoir), pour la célébration du centenaire du Lycée Schœlcher. Mais chaque année à un moment ou à un autre, au gré des opportunités que nous offraient les programmes, j’ai essayé d’intéresser mes élèves à tout ce qui pouvait nous toucher de près, la sinistre époque du contre-amiral Aube au début des années 1880, celle du gouverneur Richard entre les deux guerres, le temps de l’amiral Robert et du licenciement de dizaines d’enseignants, de directeurs d’écoles et de cadres de la fonction publique, le temps des préfets Trouillé, Parsi, Gollemund ou Terrade, le temps de l’ordonnance du 15 Octobre 1960 qui permettait d’expulser de la Martinique sans avoir lui fournir aucune explication des fonctionnaires dont le comportement paraissait au préfet de nature à troubler l’ordre public. Je n’y ai moi-même échappé, en décembre 1961, que grâce à l’opposition résolue du S3 du SNES, le S2 à la Martinique s’étant fait particulièrement discret dans la lutte contre cette ordonnance qui venait d’être appliquée à mes camarades Armand Nicolas et Guy Dufond dans l’enseignement et à deux autres fonctionnaires des PTT (MM Georges Mauvois et Walter Guitteaud).

Pendant un bon quart de siècle, j’ai fait ce que j’ai pu, beaucoup moins sans doute que je n’aurais voulu, pour la défense de mes collègues et de mes élèves, pour le respect et la dignité de la fonction d’enseignant et, d’une manière générale, du peuple martiniquais. J’ai aussi commis un ou deux ouvrages et quelques articles sur notre histoire.

Je n’ai aucune raison de permettre à qui que ce soit, fût-il Recteur, de voir un quelconque lien de parenté entre mes propos sur le malaise actuel dans l’éducation nationale et les « pratiques intolérables qui ont eu leur heure de gloire aux heures les plus sombres de notre histoire ».

Je prie le lecteur de bien vouloir m’excuser de n’avoir pas eu le temps de faire plus court. Il fallait répondre assez vite aux commentaires et aux appels, pas tous malveillants, qui me sont parvenus. Je continuerai, bien entendu, à informer l’opinion, au fur et à mesure que me parviendront des éléments fiables permettant de mesurer l’ampleur du combat à mener pour corriger ce qui mérite de l’être dans notre académie.

J’attends avec impatience et même - dois-je l’avouer ? - avec une certaine gourmandise les « graves poursuites judiciaires » annoncées par monsieur le Recteur dans sa lettre aux personnels de direction. Vous aussi, j’espère.

Edouard de Lépine,
Ancien professeur d’histoire et géographie au Lycée Schoelcher








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