INTERROGER NOS SYMBOLES IDENTITAIRES ET LEURS VALEURS


Rédigé le Mardi 5 Mai 2009 à 19:07 |

Par Alfred LARGANGE. Il est évident que l’identité antillaise vit une relation tourmentée avec son passé et avec la mémoire de l’esclavage, qui ne fait que commencer à être assumée et explorée.


Première interprétation et mythification (mystification ?), la figure du Bon Papa Schoelcher, libérateur des esclaveS et incarnation de la République généreuse se dresse encore en de nombreux monuments aux Antilles, en Guyane et la Réunion.

La toponymie a rendu son tribut à l’illustre Alsacien en nommant une commune, des rues, des boulevards, des places après lui. Le combat du sous-Secrétaire d’Etat aux Colonies a longtemps incarné les valeurs égalitaires et intégratrices de la République, à l’époque où ces objectifs figuraient en tête des agendas des populations, relayés de façon plus ou moins directe et assumée par les leaders politiques.

Mais la statue de Schoelcher ne peut satisfaire nos besoins d’identification et d’affirmation.

A cause de ce petit Négrillon aux chaînes brisées, éperdu de reconnaissance et dans lequel nous ne voulons pas, ne pouvons pas nous reconnaître.

Comment affirmer une identité, une volonté propre, la force d’infléchir son destin à travers de telles images de passivité ?

C’est impossible.

Alors, surgi du fond des bois, conque de lambi à la main, soufflant la tempête et la révolte, la lueur chaude des serbis jetant des reflets cuivrés sur la lame de son coutelas, le Nègre Marron paraît.
Le Rebelle.

Et les chiens se taisent.

"Koupé tèt, brilé kay !",

Le Marron et sa violence légitime, implacable et cathartique vient répondre à notre appel, nous sauver d’un abîme de honte et de refoulement, cracher à la face du monde la virilité de nos peuples qui ont sû rendre (et sauront encore, nous disons nous tout bas, sauront encore, par un grand soir où la fureur des brasiers éteindra jusqu’aux étoiles) rendre coup pour coup, oeil pour oeil et dent pour dent.

Mais nos Antilles étriquées n’étaient pas le Brésil et ses Quilombos, où les marrons ont reconstitué des sociétés mêlant l’essence africaine et les apports portugais dans une synthèse alternative au système plantationnaire des colons portugais.

Nos petites îles pauvres en cachettes et en terres à cultiver clandestinement n’avaient pas les vastes arrière-pays de Saint-Domingue ou de la Jamaïque, dont les Blue Mountains ont abrité des groupes pour ainsi dire constitués en Etat dans l’Etat.

"Koupé tèt, brilé kay" était d’ailleurs le cri de guerre de Dessalines lorsqu’il ordonna l’éradication de la population des colons français, peu après l’indépendance d’Haïti. C’est à bon compte que l’on s’approprie l’histoire des autres, même si elle résonne en nous avec des accents légitimes.

Il faut bien se rendre compte qu’à moins de se payer de mots et de se réfugier dans des symboles plus fantasmés que réels, l’image que nous renvoient nos ancêtres ne correspond pas aux canons de l’héroïsme tel que nous le concevons.

Mais est-ce vraiment à regretter ?

Il me semble essentiel, pour répondre à cette question, d’explorer les résistances qui se sont construites à l’intérieur même du système esclavagiste, et non pas à sa marge.

Sommes-nous, à travers notre héritage identitaire, les descendants d’êtres humains qui ont accepté et intégré leur déshumanisation par les colons, ou au contraire la preuve vivante que cette tentative de déshumanisation a échoué ?

Le personnage si controversé de l’Oncle Tom

Le personnage si controversé de l’Oncle Tom, qui passe sa vie en esclavage et meurt sans jamais manifester de révolte ouverte vis-à-vis de ses maîtres succesifs mais aide ses compagnons à résister aux mauvais traitements puis à s’échapper vers le Nord et la liberté, de ce point de vue, m’interpelle.

Ce personnage, vilipendé par la plupart des Afro-Américains comme l’exemple d’un "collabo" (parce qu’il y a eu des esclaves collabos, quelque difficultés que nous ayions à l’admettre, conditionnés par notre prétention à la justification), représente en fait une attitude plus complexe, et largement majoritaire dans l’expérience de nos ancêtres confrontés à l’esclavage et aux tentatives de déshumanisation.

Pouvons-nous nous percevoir comme les héritiers de femmes et d’hommes qui nous ont transmis leur humanité, même quand celle-ci était niée par les colons ?

Pour répondre à cette question, il nous faut, me semble-t-il explorer notre culture pour y identifier ces éléments que nous avons reçu en héritage, qu’il s’agisse d’éléments culturels africains ou d’une culture de la résistance à l’oppression, du "marronage", conçu non comme une fuite mais comme l’élaboration et la mise en oeuvre de stratégies de résistance à l’intérieur même d’un système concentrationnaire comme celui des plantations.

La résistance à l’oppression

La résistance à l’oppression n’était pas que de fuites et de razzias nocturnes, mais se vivait chaque jour dans la polysémie du langage, dans les sabotages, dans les empoisonnements, les avortements, les suicides.

Héros au moins autant, sinon plus que le Marron rebelle, Romain, pas marron pour deux sous, joue du tambour en Mai 1848, à la face du Béké alors que c’est interdit, et est emmené en prison à Saint-Pierre parce que son propriétaire sait bien qu’il ne peut pas le faire fouetter.

Et ses camarades, esclaves comme lui, pas marrons pour deux sous, descendent à Saint-Pierre pour prendre sa liberté et la leur de façon collective, dans une démarche politique d’affirmation et de conquête de leurs droits, dans un acte de foi qui est tout sauf naïf dans le message de la République qui renaît.

Bien sûr, la perspective d’une réhabilitation de "l’Oncle Tom" a quelque chose de révoltant, mesurée à l’aulne des valeurs avec lesquelles nous faisons nos lectures contemporaines de l’histoire de l’esclavage.

Il y a dans cette révolte comme une peur viscérale, la peur d’un basculement du socle de cette part de nos valeurs identitaires liées à ce passé douloureux et quelque part humiliant.

C’est une bonne chose.

J’ai en effet tendance voir la peur comme la conscience émergente d’un enjeu fondamental : Qu’avons-nous à perdre ? Qu’avons-nous à gagner ?

Quel est l’enjeu des symboles positifs et négatifs que nous articulons dans notre quête identitaire ? Quelles sont les valeurs qu’ils véhiculent et comment hiérarchisons-nous ces valeurs ?

- Interrogeons le Nèg Mawon et ses valeurs supposées/fantasmées : la liberté ?, l’indépendance ? (autonomie ? autarcie ? marginalité ?), la violence libératrice ? voire punitive, le rapport à la nature (fantasmé) ?...

- Interrogeons l’Oncle Tom et ses valeurs supposées/fantasmées : la soumission ? la résistance passive ? la solidarité ? la non-violence ? la résignation ? la patience ? la fidélité ?...

Et ces valeurs, d’où viennent-elles ? Qui les a hiérarchisées ?

Ne sommes-nous pas, dans notre quête de "rupture" et d’affirmation de soi, en train de reproduire peu ou prou les mêmes schémas que ceux qui président au modèle politique et culturel dominant ?

N’y a-t-il pas dans la pseudo-alternative du Nèg Mawon un échec à penser autrement nos sociétés que selon les modèles qui ont présidé à l’instauration de sociétés coloniales dont nous peinons à solder le patrimoine négatif ?

NOTES DE LA REDACTION :L’atelier des EGOM sur l’identité devrait retenir ce texte d’ Alfred LARGANGE




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