GUADELOUPE, MARTINIQUE, DES SOCIÉTÉS MARQUÉES DU SCEAU DU DÉCLASSEMENT


Rédigé le Lundi 2 Mars 2009 à 14:55 |

PAR ANDRE LUCRECE .Il est parfois cruel, mais non moins salutaire, de dire ce qui est au fondement du mouvement social actuel qui se vit, aussi bien en Guadeloupe qu’en Martinique, à la fois comme révolte et délivrance : le fait de sociétés marquées du sceau du déclassement.


« Je crois que la douceur spirituelle et le désintéressement l’emporteront sur la gloutonnerie crasse d’aujourd’hui. » Jack London

Il est parfois cruel, mais non moins salutaire, de dire ce qui est au fondement du mouvement social actuel qui se vit, aussi bien en Guadeloupe qu’en Martinique, à la fois comme révolte et délivrance : le fait de sociétés marquées du sceau du déclassement.

Inutile le regard sur le quotidien qui mène à l’autoflagellation, stérile aussi la plainte qui n’a jamais attendri les puissants, insuffisante les solutions conçues comme uniquement techniques, certainement plus féconde la lucidité qui débusque les ressorts de ces sociétés traversées par les tentatives de toutes sortes de minoration de leur peuple, de sa créativité, voir de son génie.

En Guadeloupe comme en Martinique, voici donc ces peuples se tenant, chacun à sa manière, au principe même de la vie, enracinés dans leur révolte. Ils sentent bien, à chaque passage des portiques, à l’aéroport, au supermarché, à l’embauche dans les entreprises, jusque dans les services publics, qu’il y a quelque chose comme une minoration et une tentative de déclassement. Ils flairent bien aussi que tout cela tend vers l’inconciliable.

Et cette colère rentrée que j’évoquais naguère a fini par se crier. Depuis plus de cinq semaines en Guadeloupe, trois semaines en Martinique.

Les raisons.

D’abord un déclassement moral.

A commencer par l’apathie morale de l’Etat qui n’a pas su exercer son rôle de régulateur qu’il s’est lui-même attribué, et qui se révèle être une véritable faillite. Il n’a pas su ou n’a pas voulu voir, sous les masques mondains des puissants, leur volonté de gloutonnerie qui se manifeste par tous les abus que le même Etat semble vouloir aujourd’hui découvrir : marges astronomiques de la grande distribution, opacité sur la fixation des prix du carburant, abus notoires de certaines banques imposant des commissions scandaleusement élevées à leurs clients, services outrageusement chers s’agissant de la téléphonie, de l’Internet et de la télévision.

Ces excès sont d’autant plus cruels que le capitalisme joue avec ardeur sur la confusion entre désir et besoin, il s’est depuis longtemps emparé de la libido des individus pour exacerber la consommation, les persuadant que le bonheur est dans l’objet, le symbolisme des marques jouant le rôle de piège souriant.

Participe également du déclassement moral de nos sociétés, la cynique arrogance des békés récemment mise à jour dans un documentaire. Nous avions dans notre livre Souffrance et jouissance aux Antilles ouvert des possibilités d’inventaire de pratiques d’un autre âge, agissant lentement contre les békés eux-mêmes à l’image d’une inexorable tumeur.

Ces pratiques, qui répondent à l’idéologie rétrograde de la non mixité, prennent des formes variées dans la vie quotidienne : homogamie dite « de pureté », regroupement résidentiel, regroupements sociaux divers à l’instar de ce qui se fait aux îlets du François où leurs bateaux se retrouvent en un point précis sur la mer, regroupement religieux en l’Église de Régale à Rivière Pilote, leur capitale religieuse. Volonté donc, à l’exception rare de quelques uns, de se couper des autres, de se ghettoïser, de ségréguer.

Le tout bordé d’une très fruste illusion. Car comment peut-on penser que de tels comportements ne puissent générer, dans de si petits pays, au mieux le ressentiment, au pire la haine ? Et quel homme peut raisonnablement vivre heureux entouré de haine ?

Les békés se sont donc immoralement enfermés depuis bien longtemps dans la plus sombre des tragédies : celle de la contrition.

Et l’arrogance affichée au portail de l’Elysée et dans les couloirs de Bruxelles, où ils se livrent avec délectation à d’inconfessables confessions, ne peut susciter que de la compassion devant le pitoyable.

Ensuite, une tentative de déclassement social.

Nombre d’entreprises, notamment celles de la grande distribution débarquent, aussi bien en Martinique qu’en Guadeloupe, avec leurs cadres métropolitains, parfois même avec leurs caissières, c’est d’ailleurs l’une des raisons de la grève du supermarché du François, en Martinique, commencée avant même la grève générale et c’est la réalité notamment à Destrelland en Guadeloupe.

Ce choix d’inscrire le recrutement dans l’emploi métropolitain a entraîné depuis quelques temps frustrations et révoltes, avant que celles-ci ne s’expriment collectivement de la part des Antillais qui ont le sentiment de vivre dans leur pays une forme de déclassement social.

Cette occultation de l’emploi antillais potentiel est d’autant plus paradoxale que plusieurs écoles aux Antilles forment des cadres commerciaux qui devraient donc tout à fait naturellement être embauchés dans ces entreprises.

Nous pourrions citer plusieurs entreprises qui, sur la dizaine de cadres qui occupent ces emplois, ne comptent pas un Antillais. Or nous sommes dans des sociétés modernes qui sont passées du statut prescrit qui régissait l’individu au statut acquis délivré par les instances du savoir, écoles et universités. Le résultat est donc là : d’une part, de plus en plus de jeunes antillais diplômés, d’autre part de réelles difficultés à trouver un emploi dans leur pays. Il ne s’agit pas là d’une relation accidentelle : la logique distributive de l’emploi est désynchronisée parce que largement influencée par un passé colonial qui continue de fonctionner en traces.

De ce point de vue, la revendication du LKP qui s’énonce en « priorité d’embauche pour les guadeloupéens » ne peut émouvoir que les bonnes âmes au cerveau quelque peu perverti, embrouillées par la systématique des traits quand ils comparent avec ce qui se passe en France, qui voient partout le racisme sauf là où il faut le voir.

Le fait est que le déclassement est là, touchant surtout mais pas seulement les jeunes antillais, renvoyés à des emplois inférieurs à ceux que leur permettraient d’espérer leurs diplômes, quand ce n’est pas au chômage pur et simple.

Une telle situation discriminatoire, à laquelle s’ajoute l’insuffisance de perspectives pour les jeunes sans diplôme, risque d’avoir pour conséquence de nous installer dans cette inquiétante familiarité que nos sociétés entretiennent avec le chômage qui constitue pourtant une préoccupation inabandonnable.

Dans quelle mesure ces entreprises s’investissent-elles dans cet enjeu majeur qu’est l’emploi ? Et peuvent-elles dès lors, ces entreprises non citoyennes, donner des leçons de civisme aux structures syndicales ?

Tous ces suspens, tous ces retraits par rapport à la question sociale finissent par rattraper ces oublieux opulents – ainsi que le montre le présent historique – et s’inscrivent dès lors dans les amoralités sociales de l’histoire.

Enfin une tentative de déclassement culturel.

Malgré l’indiscutable talent des metteurs en scène, des acteurs, des musiciens, des chorégraphes, des plasticiens antillais, les Antilles ne disposent plus des moyens de traduire ce talent en œuvres de civilisation dignes de ce nom. Des évènements de qualité comme le Festival du Marin ou les salons internationaux du livre de Guadeloupe et de Martinique ont été rayés d’un trait.

La suppression de ces évènements culturels structurants, tout comme la disparition de revues qui exprimaient la qualité de réflexion des intellectuels antillais, constituent le symptôme le plus sûr de cette dégradation.

Ajoutons à cela que le Prix Carbet de la Caraïbe et des Amériques a été relégué à Paris, comment expliquer un tel déracinement alors que la domiciliation en Guadeloupe, Martinique et Guyane par ses créateurs, les membres de la revue Carbet, visait à faire vivre par des conférences de jurés, d’auteurs, ou d’invités de la Caraïbe la dynamique littéraire de nos régions.

Tous ces signes, des symptômes en réalité, vont de pair avec des « coups », ce que l’on appelle aujourd’hui des « événementiels » auxquels on accorde la priorité, lesquels sont en général des manifestations relevant davantage du divertissement dans une perspective d’abêtissement.

Mais ne négligeons pas dans ce domaine le rôle joué par la DRAC, organisme d’Etat. Dans une lettre adressée à son Directeur en mars 2007, j’avais eu l’occasion de lui dire ma perception de cet organisme : la DRAC est préférentiellement sensible à tout projet qui répond au modèle européen, sans se rendre compte qu’elle officie dans une aire culturellement différente, historiquement originale, sociologiquement inédite, linguistiquement exceptionnelle, langagièrement dissidente, tant du point de vue littéraire que du parler populaire.

Menant sa vie de caserne, marquée par une sorte d’enfermement culturel, coupée des réalités antillaises et inculte des cultures guadeloupéenne et martiniquaise, la DRAC fonctionne comme un magasin de fournitures de subventions, tandis que la liberté d’esprit et de création – je parle de celle des écrivains et des artistes des Antilles – lui est insupportable.

Telle est la réalité qui devrait, plus que jamais, aujourd’hui interpeller, si l’on ne veut pas que d’autres révoltes ne viennent cycliquement agiter la vie sociale antillaise. L’insistante pression des évènements invite à de nouvelles fondations de nos sociétés qu’on ne saurait priver des faits et gestes des peuples en marche vers une société décente.

TEXTE DE L'ECRIVAIN ANDRE LUCRECE



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