En 1794, l’abolition de l’esclavage est décrétée (pour ne l’être effectivement qu’en 1848), et la toute prochaine date anniversaire de 2004 nous invite à revenir sur l’effroyable réalité juridique du Code noir - qui falsifie la notion même de légitimité, en articulant l’inarticulable, à savoir le droit et l’esclavage - et sur l’importance considérable de la loi Taubira-Delannon qui qualifiait, en 2001, le couple traite-esclavage de crime contre l’humanité.
Plusieurs idées sont à rappeler ici, et comme à l’accoutumée, plusieurs a priori, notamment celui de trop systématiquement marier Lumières et raison. Les Lumières ont eu, elles aussi, leur manquement, et l’on ne saurait apprécier leurs valeurs sans rappeler leurs misères.
D’abord, rien ne vaut le retour au texte, et la lecture de ce code promulgué par Louis XIV, en 1685, censé réglementer l’esclavage des Noirs aux Antilles et aux Mascareignes, en Louisiane et à la Guyane. Louis Sala-Molins, spécialiste de la question, nous en livre le contenu dans son intégralité (1). Morceaux choisis, dont ce préambule : " Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre.
Comme nous devons également nos soins à tous les peuples que la divine providence a mis sous notre obéissance, nous avons bien voulu faire examiner les mémoires qui nous ont été envoyés par nos officiers de nos îles de l’Amérique, par lesquels ayant été informés du besoin qu’ils ont de notre autorité et de notre justice pour y maintenir la discipline de l’Église catholique, apostolique et romaine, pour y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves dans nos dites îles. À ces causes, de l’avis de notre Conseil, et de notre certaine science, pleine puissance et autorité royale, nous avons dit, statué et ordonné, disons, statuons et ordonnons, voulons et nous plaît ce qui ensuit. " Première justification du Code : " l’évocation d’un devoir royal de sauvegarde de la religion catholique et d’évangélisation. "
D’ailleurs, les Blancs baptiseront les Noirs dans le seul souci d’assurer leur salut, et non leur liberté. Les commandeurs catholiques taillent, punissent et tuent les " nègres " comme ils leur plaisent.
Le marché bat son plein, et le duc d’Orléans, régent, fixe, en 1716, le prix de la " marchandise " : " Trois négrillons se vendent le prix de deux nègres, et une négritte vaut un demi-nègre. " Sans oublier celui de la " pièce d’Inde ", autrement dit, le prix d’un Noir en pleine santé, sans défaut physique apparent, âgé de dix-huit à vingt-huit ans. Et puis il y a l’atrocité systémique du matrilignage, sur lequel s’appuie l’article 12 : " Les enfants qui naîtront de mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves, et non à ceux de leur mari, si le mari et la femme ont des maîtres différents. " Comble du cynisme et du pragmatisme, le Code instaure le repos dominical et les jours de fête, l’obligation de nourrir correctement sa main-d’ouvre ; il prévoit même les peines encourues par les maîtres " injustes ", mais Condorcet, en 1788, saura constater qu’" il n’y a pas eu depuis plus d’un siècle un seul exemple d’un supplice infligé à un colon pour avoir assassiné son esclave ".
On se saisit alors de l’Esprit des lois, de Montesquieu, et l’on découvre, pantois, ce qui ferait de lui le " plus heureux des mortels " : " Que ceux qui commandent soient plus savants et que ceux qui obéissent en éprouvent davantage de plaisir. " Nulle abolition donc, mais des propositions en matière de " règlement à faire entre le maître et les esclaves ". Il faudra attendre Rousseau pour s’indigner de la monstruosité juridique.
Louis Sala-Molins pose, avant Durban (2001), la seule question qui vaille d’être posée : en droit, tout crime exige réparation. Il faut donc quantifier les heures, les jours, les années, les siècles de labeur. Le défi est immense, mais quel économiste ou historien de l’économie, digne de ce nom, oserait nier la possibilité de chiffrer ce " miracle économique " ?
Seulement, le Parlement a statué, et le crime, bien qu’imprescriptible, n’implique que le seul devoir de mémoire. Tocqueville l’avait déjà remarqué, en 1848 : " Si les nègres ont le droit de devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à ne pas être ruinés par la liberté des nègres. " Mais qu’est-ce que le droit sans la réalité de ce droit ?
L’empêcher de s’appuyer sur des données économiques n’est-ce pas le priver de s’imposer et de faire loi ?
(1) Le Code noir ou le calvaire de Canaan, PUF, 1987, rééditions " Quadrige ", 2002.
Plusieurs idées sont à rappeler ici, et comme à l’accoutumée, plusieurs a priori, notamment celui de trop systématiquement marier Lumières et raison. Les Lumières ont eu, elles aussi, leur manquement, et l’on ne saurait apprécier leurs valeurs sans rappeler leurs misères.
D’abord, rien ne vaut le retour au texte, et la lecture de ce code promulgué par Louis XIV, en 1685, censé réglementer l’esclavage des Noirs aux Antilles et aux Mascareignes, en Louisiane et à la Guyane. Louis Sala-Molins, spécialiste de la question, nous en livre le contenu dans son intégralité (1). Morceaux choisis, dont ce préambule : " Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre.
Comme nous devons également nos soins à tous les peuples que la divine providence a mis sous notre obéissance, nous avons bien voulu faire examiner les mémoires qui nous ont été envoyés par nos officiers de nos îles de l’Amérique, par lesquels ayant été informés du besoin qu’ils ont de notre autorité et de notre justice pour y maintenir la discipline de l’Église catholique, apostolique et romaine, pour y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves dans nos dites îles. À ces causes, de l’avis de notre Conseil, et de notre certaine science, pleine puissance et autorité royale, nous avons dit, statué et ordonné, disons, statuons et ordonnons, voulons et nous plaît ce qui ensuit. " Première justification du Code : " l’évocation d’un devoir royal de sauvegarde de la religion catholique et d’évangélisation. "
D’ailleurs, les Blancs baptiseront les Noirs dans le seul souci d’assurer leur salut, et non leur liberté. Les commandeurs catholiques taillent, punissent et tuent les " nègres " comme ils leur plaisent.
Le marché bat son plein, et le duc d’Orléans, régent, fixe, en 1716, le prix de la " marchandise " : " Trois négrillons se vendent le prix de deux nègres, et une négritte vaut un demi-nègre. " Sans oublier celui de la " pièce d’Inde ", autrement dit, le prix d’un Noir en pleine santé, sans défaut physique apparent, âgé de dix-huit à vingt-huit ans. Et puis il y a l’atrocité systémique du matrilignage, sur lequel s’appuie l’article 12 : " Les enfants qui naîtront de mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves, et non à ceux de leur mari, si le mari et la femme ont des maîtres différents. " Comble du cynisme et du pragmatisme, le Code instaure le repos dominical et les jours de fête, l’obligation de nourrir correctement sa main-d’ouvre ; il prévoit même les peines encourues par les maîtres " injustes ", mais Condorcet, en 1788, saura constater qu’" il n’y a pas eu depuis plus d’un siècle un seul exemple d’un supplice infligé à un colon pour avoir assassiné son esclave ".
On se saisit alors de l’Esprit des lois, de Montesquieu, et l’on découvre, pantois, ce qui ferait de lui le " plus heureux des mortels " : " Que ceux qui commandent soient plus savants et que ceux qui obéissent en éprouvent davantage de plaisir. " Nulle abolition donc, mais des propositions en matière de " règlement à faire entre le maître et les esclaves ". Il faudra attendre Rousseau pour s’indigner de la monstruosité juridique.
Louis Sala-Molins pose, avant Durban (2001), la seule question qui vaille d’être posée : en droit, tout crime exige réparation. Il faut donc quantifier les heures, les jours, les années, les siècles de labeur. Le défi est immense, mais quel économiste ou historien de l’économie, digne de ce nom, oserait nier la possibilité de chiffrer ce " miracle économique " ?
Seulement, le Parlement a statué, et le crime, bien qu’imprescriptible, n’implique que le seul devoir de mémoire. Tocqueville l’avait déjà remarqué, en 1848 : " Si les nègres ont le droit de devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à ne pas être ruinés par la liberté des nègres. " Mais qu’est-ce que le droit sans la réalité de ce droit ?
L’empêcher de s’appuyer sur des données économiques n’est-ce pas le priver de s’imposer et de faire loi ?
(1) Le Code noir ou le calvaire de Canaan, PUF, 1987, rééditions " Quadrige ", 2002.