Trois révolutions (anglaise, américaine et française) accouchent des temps modernes. Leur caractéristique commune : le rejet systématique et radical de l’« objet ». En terme sémiotique, cet objet peut, en l’occurrence, être qualifié d’ « anti-objet », puisque rejeté au lieu d’être recherché.
Il s’agit de la monarchie pour ce qui est de l’Angleterre et la France (Cromwell établit la République et Louis XVI est décapité) ; de la métropole, dans le cas des Etats-Unis, pays de la première grande révolution anticolonialiste.
Quant à la Révolution haïtienne, chronologiquement la deuxième révolution anticolonialiste, elle allie pour la première fois l’anticolonialisme de rupture et l’antiesclavagisme, constituant par nature et par définition une disjonction d’avec le maître.
L’action révolutionnaire menée dans tous ces cas de figure a pour but et sanction l’indépendance, cassure pourvoyeuse de souveraineté.
En matière de décolonisation, ce modèle, largement prédominant, n’est pas le seul.
La possibilité d’une décolonisation sur le mode non pas de la rupture mais de l’intégration trouve sa concrétisation dans la transformation en Départements d’Outre-Mer (DOM) des quatre anciennes colonies françaises (Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion).
Il n’y a pas lieu de sous-estimer a priori l’intégration comme mode légitime de décolonisation.
Le modèle intégrationniste a toujours été violemment rejeté par l’extrême gauche anticolonialiste, au motif qu’il est ontologiquement (je veux dire : dans sa nature même) porteur d’assimilation.
Mon propos n’est pas d’en faire l’éloge, mais de mettre à plat la problématique de la décolonisation, débarrassée autant que faire se pourra des a priori de nature à en gêner l’évaluation et à obscurcir nos choix.
La critique de l’option intégrationniste se nourrit aisément de la situation de type néo-colonial engendrée par le processus de départementalisation. Les événements, selon moi d’une importance capitale, de janvier-février-mars 2009 aux Antilles l’ont rappelé et mis en exergue de façon magistrale et ce, à un niveau de conscientisation collective jamais atteint.
Mais une telle argumentation développée contre la démarche intégrationniste s’effondre aussitôt que l’on s’avise d’examiner l’évolution de toutes les colonies ayant au contraire emprunté la voie de la rupture institutionnelle d’avec leur métropole, autrement dit, de l’indépendance nationale.
Ces dernières auraient-elles échappé au piège du néocolonialisme ? Si tel eût été le cas, cela se saurait. Il est donc de la plus grande importance d’avoir une approche saine des phénomènes historiques, dépouillée de leurs oripeaux idéologiques et subjectifs.
Césaire lui-même, le rapporteur de la loi de 1946, dénonça le premier, au bout de seulement quelques années, les effets pervers de la départementalisation, pourtant consécration d’une demande ancienne des élites locales et d’une aspiration des masses confusément partagées entre le désir d’échapper à une misère matérielle profonde et un ressentiment ambivalent envers le Béké, emblème local du colonialisme.
La métropole apparaissait à cette époque, en raison précisément de son estampillage républicain, comme étant, sémiotiquement parlant, un « adjuvant ». Elle rendait en effet possible pour les descendants d’esclaves et autres exploités l’accession à un « objet » considéré comme primordial : le bien-être matériel.
De toute évidence, les conditions socio-historiques et psycho-politiques, vu la nature et la structure des contentieux historiques à l’œuvre dans nos sociétés, s’opposaient au succès de cet intégrationnisme-là.
Au regard de tous les obstacles propres à déconsidérer la voie intégrationniste, on ne peut, en définitive, que qualifier d’utopiste sa mise en œuvre en ce qui a trait à nos pays. Cela ne signifie pas pour autant que toute décolonisation par intégration à la métropole constitue en soi une aberration ou une impossibilité.
L’histoire américaine fournit un exemple très éclairant de ce modèle de décolonisation.
Qu’est-ce en effet que l’esclavage et la ségrégation raciale aux USA, sinon des formes internes du processus colonial ?
Le colon quitte l’Europe vers l’espace américain (colonisation externe) et, par le recours à la traite, il déplace vers lui des hommes qu’il va doublement exproprier : de leur liberté (condition servile) et de leur force de travail (condition prolétaire).
Il s’agit là d’un cas typique de colonisation interne avec tous les ingrédients sémiotiques du processus de colonisation tels qu’exposés dans mon article précédent : l’xistence d’un objet à conquérir et la mise en œuvre d’un déplacement dans l’espace vers l’objet colonial.
Au terme de ce déplacement de l’Afrique vers l’espace américain, les esclaves devenaient des « colons passifs et virtuels », inscrits malgré eux dans une créolité destructrice des peuples « autochtones », en l’occurrence amérindiens.
Les Noirs américains avaient deux options : soit la rupture d’avec le colon (Marcus Garvey et Malcolm X) soit l’intégration dans le peuple américain (Martin Luther King). Obama constitue le triomphe le plus éclatant de la visée intégrationniste.
Cela dit, les Noirs sont appelés à devenir des colons actifs. Leur intégration dans l’ensemble de la nation les prédispose collectivement à épouser ni plus ni moins que leurs concitoyens blancs, les visées impérialistes du gouvernement étasunien à l’égard du reste du monde.
Les tristes mais très réalistes exemples de Condoleezza Rice et de Colin Powell ne peuvent que conforter mon analyse. On le voit donc, certaines conditions historiques favorisent le mode intégrationniste de la décolonisation, malgré la violence du contentieux entre colons et colonisés de l’intérieur.
Les conditions géopolitiques ont favorisé l’intégration d’Hawaï dans les USA, tandis que celles dont relèvent Porto-Rico, permet encore à ce territoire de résister à l’intégration totale. Nous avons aussi le cas de l’Afrique du Sud dont la voie la moins coûteuse, humainement, a été celle de l’intégration.
On peut enfin noter l’influence quasi planétaire de Rome, à l’instar de celle des USA, aujourd’hui.
La colonisation romaine débouchait sur un mélange particulier d’intégration et d’adaptation au milieu. En sorte que les indigènes ressortissants aux confins les plus orientaux de l’Empire pouvaient énoncer, de façon tout à fait légitime, la phrase « Civis romanus sum » (Je suis citoyen romain) et en concevoir une fierté identitaire dépourvue de l’aliénation repérable aujourd’hui dans biens des territoires colonisés.
Les empereurs romains pouvaient être originaires de n’importe quelle contrée. La voie de l’intégration n’est pas aussi marginale qu’on pourrait l’imaginer, à première vue, sans qu’il y ait nécessité à porter, dans le cadre de cette analyse, un jugement de valeur sur ce mode de décolonisation.
S’agissant de nos pays, la démarche intégrationniste de 1946 a correspondu à une mésestimation des capacités du système capitaliste, compte tenu notamment de ses pratiques de l’époque, à renoncer à sa finalité : la domination impérialiste, source d’élimination de toute altérité, vecteur donc d’assimilation.
Il faut certes distinguer l’assimilation passive (être assimilé par) de l’assimilation active (assimiler). Un intellectuel de la carrure de Césaire a particulièrement bien assimilé la culture occidentale, plus spécialement française. Il l’a faite sienne.
Il l’a « colonisée », sans pour autant en spolier les Français. Sémiotiquement parlant, la culture fait partie, rappelons-le, de ces objets qu’on peut s’approprier, sans en désapproprier ou exproprier autrui. Nous avons là une colonisation mentale qui n’est pas un effet du colonialisme.
Mais il n’en a pas été du tout de même pour les masses et pour le gros de l’élite (ou, si l’on préfère la pseudo-élite) petite-bourgeoise, engagés bien avant 1946 dans un processus de déni et d’assimilation culturelle et identitaire avec la Métropole, toute démarche récusée, condamnée par le chantre de la Négritude. Je dis bien « Métropole », avec un « m » majuscule et ce, en me situant à contre-courant d’autres anti-colonialistes, allergiques, comme sous le coup d’une vision magique des choses, à l’utilisation de ce terme pour désigner la France.
Comme si nos pays ne connaissaient pas un grave enlisement dans une situation néo-coloniale. Comme si toute colonie ou néo-colonie ne supposait pas une métropole. Comme si le seul fait de rappeler ce type de dépendance constituait un obstacle rédhibitoire à la décolonisation appelée de nos voeux.
Décolonisation, ai-je dit ! Et si on essayait, précisément, de soumettre ce terme au scalpel d’une analyse socio-sémiotique ?
J’entends par là, une analyse réfractaire à interpréter les données sociales au seul crible de l’idéologie, mais soucieuse aussi de la prise en compte des mécanismes propres à dévoiler, fût-ce partiellement, le sens caché de ces données.
La départementalisation ? Sans aucun doute, un échec. Mais cet échec est-il plus cuisant que le processus de décolonisation pérennisant le pillage actuel de l’Afrique, pourtant indépendante, quant à son statut institutionnel, mais impuissante à se défendre, soumise aux diktats du FMI et de la Banque Mondiale, dans une satellisation pas moins dangereuse que celle dont elle pâtissait auparavant ?
Je veux parler d’une spoliation multilatérale (la multilatéralité, telle est un des attributs à double entrée de l’indépendance). Ce crime néo-colonial est perpétré avec la complicité agissante ou passive de bien des dirigeants, charismatiques ou pas.
Ni sur le plan économique, ni sur le plan culturel, il ne semble juste de considérer l’intégrationnisme, certes très utopique de la départementalisation, comme intrinsèquement pire qu’un indépendantisme chimérique. Erreur, faute politique des promoteurs de la départementalisation ?
Il y aurait beaucoup de présomption et d’inconséquence à juger les hommes politiques d’une époque antérieure à partir des données du présent ? Pour le moins, cela s’appelle anachronisme.
La situation de « plus anciennes colonies de la France » aura assurément mobilisé dans nos pays les tréfonds d’une sagesse populaire consacrée par plusieurs siècles de domination et d’espoirs déçus.
Ce long commerce avec la Bête aura permis de comprendre confusément ceci : on ne se débarrasse pas facilement d’elle, il faut peut-être y regarder à deux fois avant de réussir à la liquider, bref ses têtes coupées risquent toujours de renaître avec un autre visage.
D’où nécessité de se tenir veillatif et méfiant !
Tout cela ayant été dit, il me semble que si le statut de département, malgré toutes les aberrations découvertes à son sujet, présente un avantage, c’est de nous avoir mis en situation de procéder aujourd’hui à des choix bien plus lucides que nous ne l’ayons pu le faire il y quelques décennies. Oui, pour peu que nous ayons voulu mettre à profit toutes les expériences accumulées par les pays ayant récemment accédé à l’indépendance.
Pas seulement les expériences, car le vécu des uns ne sert pas toujours aux autres, mais aussi et surtout les analyses et réflexions critiques auxquelles ces indépendances ont pu donner lieu. Dès lors, au lieu de parler d’erreur ou de faute, on peut certes invoquer l’argument de la pusillanimité, du manque d’audace.
Les anti-césairistes viscéraux ne s’en sont d’ailleurs pas privés. À ce propos, je rappelle qu’on peut n’être ni césairiste, ni césairomane, tout en se voulant profondément et définitivement césairien. C’est mon cas. Aussi suis-je convaincu qu’à propos de ce père de la nation, il est plus opportun de parler de sagesse et de prudence.
Qu’aurait donné une indépendance (plus octroyée que voulue) dans nos pays – laboratoires de la colonisation considérée par beaucoup comme la plus réussie de toutes ? Nul ne doute que la chappe de plomb de l’aliénation ait, par contre-coup, produit la géniale et libératrice éruption volcanique que constitue la poésie césairienne ?
Voilà qui justifie de reconnaître au chantre de la Négritude antillaise clairvoyance, honnêteté et modestie, pour n’avoir pas confondu ses propres aspirations avec celles du peuple.
Arrivé à ce point de l’analyse, il n’est pas inutile de rappeler la distinction que les approches sémiotiques même les plus traditionnelles établissent entre la « valeur d’usage » de l’objet et sa « valeur symbolique ». La première est d’ordre fonctionnel (par exemple : recherche du bien être) et la seconde, liée à l’imaginaire.
À cet égard, on peut dire que les départementalistes établissent une confusion permanente entre « valeur d’usage » et « valeur symbolique » : l’objet « France » se trouve synonyme à la fois de bien être matériel et de générosité (idéologie schoelcheriste de la bonne Mère-patrie républicaine qui a libéré ses enfants du joug de l’esclavage).
Quant aux premières générations d’indépendantistes (issues des événements de décembre 1959 à la Martinique), elles ont opéré la même confusion entre la valeur d’usage de l’objet et sa valeur symbolique. Sauf que l’objet « France » constituait pour eux un « anti-objet ». Au violent rejet de la France était associée une « haine fantasmatique », ne fût-ce que par réaction au culte et à l’amour tout aussi fantasmatique de la Mère-patrie exacerbé par les départementalistes bon teint.
On peut aisément concéder, à cet égard, que Césaire était affectivement très lié à la France, dont il aimait et admirait la culture, non seulement la France des Droits de l’Homme, mais aussi celle de l’humanisme hérité de la culture gréco-latine, mariée en lui à l’émergence d’une culture africaine réappropriée et sublimée. Quel mal y a-t-il à cela ?
Ce sentiment est le contrepoint d’un anti-américanisme virulent et diffère assurément de l’hystérie franco-maniaque propre aux assimilationnistes. La domination américaine, Césaire ne la juge-t-il pas comme « la seule dont on ne réchappe jamais » ? Pareil point de vue géo-politique, non dénué de pertinence, permet d’ailleurs de mieux comprendre les structures idéologiques du césairisme.
Le mouvement indépendantiste martiniquais, contrairement à la mouvance départementaliste a su quant à lui évoluer vers une dissociation de la valeur d’usage et de la valeur symbolique. En effet, pour ses adeptes, l’objet « France » reste un anti-objet (puisque la visée indépendantiste s’inscrit dans l’optique d’une disjonction institutionnelle d’avec la métropole) mais la « haine fantasmatique » des premiers temps fait place à une rationalité politique de plus en plus débarrassée de la subjectivité générée par la servitude.
Ce comportement largement émergent parmi les leaders indépendantistes (malheureusement pas encore chez tous) a pour effet de présenter la France comme un éventuel futur partenaire avec lequel, le moment venu, il y aurait lieu de traiter d’égal à égal, de pays à pays.
Cette maturation constitue une des grandes caractéristiques de cette dernière décennie, l’accès aux responsabilités régionales, à la Martinique, n’y étant pas pour rien. Indice de cette évolution, presque toutes tendances confondues, cette mouvance qui a tant fait pour assurer crédibilité et légitimité à l’idée d’indépendance appliquée à nos pays, s’accorde sur un point crucial : l’indépendance ne saurait advenir sans que le peuple soit prêt à faire le saut qui l’y mènerait de façon démocratique.
Dès lors, la réponse aux questions suivantes devient évidente : fallait-il nécessairement obtenir dans les années 1960 une indépendance mimétique sur le modèle vietnamien, algérien ou guinéen ? Ne sommes nous pas plus préparés aujourd’hui à faire des choix, sans la pression des modèles étrangers à notre histoire coloniale propre, originale, irréductible à toute autre ?
Césaire a-t-il trahi l’idéal du héros des Chiens se taisaient, ce monument grandiose dédié à la révolte et à la dissidence ?
Je n’en dirai pas davantage, sur ce point, puisque le césairien que je suis n’a jamais mis en œuvre un césairisme fondé, par exemple, sur l’appartenance au PPM, sans pour autant charger ce parti d’aucune hostilité stigmatisante.
Bref, chaque peuple a son rythme et rien ne semble plus adéquat que de s’en tenir, en guise d’illustration du propos, à l’adage suivant : « Two présé pa ka fè jou ouvè… » ou, plus approprié encore : « Tro prése kasé kou ».
Mais alors, se demandera-t-on, quand donc viendra-t-il le moment où il sera prêt, le peuple ? Seuls les devins spécialisés dans le marc de café pourraient le dire.
Et encore ? Il se trouve que bien des débats sur le statut débouchent sur les deux positions suivantes : certains, pour renvoyer aux calendes grecques toute idée d’indépendance, nous assurent doctement que dans le cadre de la mondialisation, aucun pays n’est vraiment indépendant.
D’autres, au contraire – de moins en moins nombreux, il est vrai – déclarent sans rire que l’indépendance résoudra tous les problèmes.
Aux premiers, il convient de rappeler l’existence à travers le monde d’une majorité de nations institutionnellement indépendantes et d’autres, minoritaires, qui ne le sont pas (encore).
Aux seconds, il suffit de suggérer que l’indépendance en soi ne résout rien, mais qu’avec elle, précisément commencent tous les problèmes. Ce qui ne signifie pas que ces problèmes soient insurmontables.
Il y a lieu de penser que le peuple, quel que soit son choix, en surmontera les difficultés d’autant plus aisément que les différentes options auront été clairement développées au préalable. Ces dernières doivent faire l’objet de simulations franches et particulièrement étoffées associant l’ensemble des citoyens concernés.
En ce sens, ceux qui, comme moi, ont déploré à l’époque l’intervention inopinée du fameux « nou pa ka achté chat an sak », s’ils approuvent mon raisonnement et entendent rester logique avec eux-mêmes, sont aujourd’hui obligés d’en admettre la pertinence d’alors.
Pour sûr, le peuple n’était pas prêt et un succès trop court eût été contre-productif à terme. Cela dit, il ne sert à rien de ressasser le passé, s’il n’éclaire pas le présent et n’esquisse pas les lignes, mêmes confuses, de l’avenir.
Aujourd’hui, force est de le reconnaître : la problématique de la décolonisation a encore beaucoup mûri depuis 2003 et le statut des différents « objets de la quête politique » bénéficie d’un cadrage de moins en moins obscur et de plus en plus pédagogique.
En l’occurrence, pour chacun d’entre nous qui avons à cœur de réfléchir à ces questions cruciales pour la survie de nos pays, le temps est venu de faire pour de bon exploser toutes les langues de bois.
Il y a lieu, à cet égard et à cette occasion, de poser les fondements d’une charte de la décolonisation à l’usage des dernières colonies (ou si on préfère : néo-colonies) de la France. Et ce, sans préjuger de la nature de la prochaine étape : néo-départementalisation, autonomie ou indépendance.
Libre à chacun d’argumenter en toute légitimité sa préférence pour tel ou tel type d’évolution statutaire.
Texte de Jean Bernabé.Source Montraykreol.
Il s’agit de la monarchie pour ce qui est de l’Angleterre et la France (Cromwell établit la République et Louis XVI est décapité) ; de la métropole, dans le cas des Etats-Unis, pays de la première grande révolution anticolonialiste.
Quant à la Révolution haïtienne, chronologiquement la deuxième révolution anticolonialiste, elle allie pour la première fois l’anticolonialisme de rupture et l’antiesclavagisme, constituant par nature et par définition une disjonction d’avec le maître.
L’action révolutionnaire menée dans tous ces cas de figure a pour but et sanction l’indépendance, cassure pourvoyeuse de souveraineté.
En matière de décolonisation, ce modèle, largement prédominant, n’est pas le seul.
La possibilité d’une décolonisation sur le mode non pas de la rupture mais de l’intégration trouve sa concrétisation dans la transformation en Départements d’Outre-Mer (DOM) des quatre anciennes colonies françaises (Guadeloupe, Guyane, Martinique et Réunion).
Il n’y a pas lieu de sous-estimer a priori l’intégration comme mode légitime de décolonisation.
Le modèle intégrationniste a toujours été violemment rejeté par l’extrême gauche anticolonialiste, au motif qu’il est ontologiquement (je veux dire : dans sa nature même) porteur d’assimilation.
Mon propos n’est pas d’en faire l’éloge, mais de mettre à plat la problématique de la décolonisation, débarrassée autant que faire se pourra des a priori de nature à en gêner l’évaluation et à obscurcir nos choix.
La critique de l’option intégrationniste se nourrit aisément de la situation de type néo-colonial engendrée par le processus de départementalisation. Les événements, selon moi d’une importance capitale, de janvier-février-mars 2009 aux Antilles l’ont rappelé et mis en exergue de façon magistrale et ce, à un niveau de conscientisation collective jamais atteint.
Mais une telle argumentation développée contre la démarche intégrationniste s’effondre aussitôt que l’on s’avise d’examiner l’évolution de toutes les colonies ayant au contraire emprunté la voie de la rupture institutionnelle d’avec leur métropole, autrement dit, de l’indépendance nationale.
Ces dernières auraient-elles échappé au piège du néocolonialisme ? Si tel eût été le cas, cela se saurait. Il est donc de la plus grande importance d’avoir une approche saine des phénomènes historiques, dépouillée de leurs oripeaux idéologiques et subjectifs.
Césaire lui-même, le rapporteur de la loi de 1946, dénonça le premier, au bout de seulement quelques années, les effets pervers de la départementalisation, pourtant consécration d’une demande ancienne des élites locales et d’une aspiration des masses confusément partagées entre le désir d’échapper à une misère matérielle profonde et un ressentiment ambivalent envers le Béké, emblème local du colonialisme.
La métropole apparaissait à cette époque, en raison précisément de son estampillage républicain, comme étant, sémiotiquement parlant, un « adjuvant ». Elle rendait en effet possible pour les descendants d’esclaves et autres exploités l’accession à un « objet » considéré comme primordial : le bien-être matériel.
De toute évidence, les conditions socio-historiques et psycho-politiques, vu la nature et la structure des contentieux historiques à l’œuvre dans nos sociétés, s’opposaient au succès de cet intégrationnisme-là.
Au regard de tous les obstacles propres à déconsidérer la voie intégrationniste, on ne peut, en définitive, que qualifier d’utopiste sa mise en œuvre en ce qui a trait à nos pays. Cela ne signifie pas pour autant que toute décolonisation par intégration à la métropole constitue en soi une aberration ou une impossibilité.
L’histoire américaine fournit un exemple très éclairant de ce modèle de décolonisation.
Qu’est-ce en effet que l’esclavage et la ségrégation raciale aux USA, sinon des formes internes du processus colonial ?
Le colon quitte l’Europe vers l’espace américain (colonisation externe) et, par le recours à la traite, il déplace vers lui des hommes qu’il va doublement exproprier : de leur liberté (condition servile) et de leur force de travail (condition prolétaire).
Il s’agit là d’un cas typique de colonisation interne avec tous les ingrédients sémiotiques du processus de colonisation tels qu’exposés dans mon article précédent : l’xistence d’un objet à conquérir et la mise en œuvre d’un déplacement dans l’espace vers l’objet colonial.
Au terme de ce déplacement de l’Afrique vers l’espace américain, les esclaves devenaient des « colons passifs et virtuels », inscrits malgré eux dans une créolité destructrice des peuples « autochtones », en l’occurrence amérindiens.
Les Noirs américains avaient deux options : soit la rupture d’avec le colon (Marcus Garvey et Malcolm X) soit l’intégration dans le peuple américain (Martin Luther King). Obama constitue le triomphe le plus éclatant de la visée intégrationniste.
Cela dit, les Noirs sont appelés à devenir des colons actifs. Leur intégration dans l’ensemble de la nation les prédispose collectivement à épouser ni plus ni moins que leurs concitoyens blancs, les visées impérialistes du gouvernement étasunien à l’égard du reste du monde.
Les tristes mais très réalistes exemples de Condoleezza Rice et de Colin Powell ne peuvent que conforter mon analyse. On le voit donc, certaines conditions historiques favorisent le mode intégrationniste de la décolonisation, malgré la violence du contentieux entre colons et colonisés de l’intérieur.
Les conditions géopolitiques ont favorisé l’intégration d’Hawaï dans les USA, tandis que celles dont relèvent Porto-Rico, permet encore à ce territoire de résister à l’intégration totale. Nous avons aussi le cas de l’Afrique du Sud dont la voie la moins coûteuse, humainement, a été celle de l’intégration.
On peut enfin noter l’influence quasi planétaire de Rome, à l’instar de celle des USA, aujourd’hui.
La colonisation romaine débouchait sur un mélange particulier d’intégration et d’adaptation au milieu. En sorte que les indigènes ressortissants aux confins les plus orientaux de l’Empire pouvaient énoncer, de façon tout à fait légitime, la phrase « Civis romanus sum » (Je suis citoyen romain) et en concevoir une fierté identitaire dépourvue de l’aliénation repérable aujourd’hui dans biens des territoires colonisés.
Les empereurs romains pouvaient être originaires de n’importe quelle contrée. La voie de l’intégration n’est pas aussi marginale qu’on pourrait l’imaginer, à première vue, sans qu’il y ait nécessité à porter, dans le cadre de cette analyse, un jugement de valeur sur ce mode de décolonisation.
S’agissant de nos pays, la démarche intégrationniste de 1946 a correspondu à une mésestimation des capacités du système capitaliste, compte tenu notamment de ses pratiques de l’époque, à renoncer à sa finalité : la domination impérialiste, source d’élimination de toute altérité, vecteur donc d’assimilation.
Il faut certes distinguer l’assimilation passive (être assimilé par) de l’assimilation active (assimiler). Un intellectuel de la carrure de Césaire a particulièrement bien assimilé la culture occidentale, plus spécialement française. Il l’a faite sienne.
Il l’a « colonisée », sans pour autant en spolier les Français. Sémiotiquement parlant, la culture fait partie, rappelons-le, de ces objets qu’on peut s’approprier, sans en désapproprier ou exproprier autrui. Nous avons là une colonisation mentale qui n’est pas un effet du colonialisme.
Mais il n’en a pas été du tout de même pour les masses et pour le gros de l’élite (ou, si l’on préfère la pseudo-élite) petite-bourgeoise, engagés bien avant 1946 dans un processus de déni et d’assimilation culturelle et identitaire avec la Métropole, toute démarche récusée, condamnée par le chantre de la Négritude. Je dis bien « Métropole », avec un « m » majuscule et ce, en me situant à contre-courant d’autres anti-colonialistes, allergiques, comme sous le coup d’une vision magique des choses, à l’utilisation de ce terme pour désigner la France.
Comme si nos pays ne connaissaient pas un grave enlisement dans une situation néo-coloniale. Comme si toute colonie ou néo-colonie ne supposait pas une métropole. Comme si le seul fait de rappeler ce type de dépendance constituait un obstacle rédhibitoire à la décolonisation appelée de nos voeux.
Décolonisation, ai-je dit ! Et si on essayait, précisément, de soumettre ce terme au scalpel d’une analyse socio-sémiotique ?
J’entends par là, une analyse réfractaire à interpréter les données sociales au seul crible de l’idéologie, mais soucieuse aussi de la prise en compte des mécanismes propres à dévoiler, fût-ce partiellement, le sens caché de ces données.
La départementalisation ? Sans aucun doute, un échec. Mais cet échec est-il plus cuisant que le processus de décolonisation pérennisant le pillage actuel de l’Afrique, pourtant indépendante, quant à son statut institutionnel, mais impuissante à se défendre, soumise aux diktats du FMI et de la Banque Mondiale, dans une satellisation pas moins dangereuse que celle dont elle pâtissait auparavant ?
Je veux parler d’une spoliation multilatérale (la multilatéralité, telle est un des attributs à double entrée de l’indépendance). Ce crime néo-colonial est perpétré avec la complicité agissante ou passive de bien des dirigeants, charismatiques ou pas.
Ni sur le plan économique, ni sur le plan culturel, il ne semble juste de considérer l’intégrationnisme, certes très utopique de la départementalisation, comme intrinsèquement pire qu’un indépendantisme chimérique. Erreur, faute politique des promoteurs de la départementalisation ?
Il y aurait beaucoup de présomption et d’inconséquence à juger les hommes politiques d’une époque antérieure à partir des données du présent ? Pour le moins, cela s’appelle anachronisme.
La situation de « plus anciennes colonies de la France » aura assurément mobilisé dans nos pays les tréfonds d’une sagesse populaire consacrée par plusieurs siècles de domination et d’espoirs déçus.
Ce long commerce avec la Bête aura permis de comprendre confusément ceci : on ne se débarrasse pas facilement d’elle, il faut peut-être y regarder à deux fois avant de réussir à la liquider, bref ses têtes coupées risquent toujours de renaître avec un autre visage.
D’où nécessité de se tenir veillatif et méfiant !
Tout cela ayant été dit, il me semble que si le statut de département, malgré toutes les aberrations découvertes à son sujet, présente un avantage, c’est de nous avoir mis en situation de procéder aujourd’hui à des choix bien plus lucides que nous ne l’ayons pu le faire il y quelques décennies. Oui, pour peu que nous ayons voulu mettre à profit toutes les expériences accumulées par les pays ayant récemment accédé à l’indépendance.
Pas seulement les expériences, car le vécu des uns ne sert pas toujours aux autres, mais aussi et surtout les analyses et réflexions critiques auxquelles ces indépendances ont pu donner lieu. Dès lors, au lieu de parler d’erreur ou de faute, on peut certes invoquer l’argument de la pusillanimité, du manque d’audace.
Les anti-césairistes viscéraux ne s’en sont d’ailleurs pas privés. À ce propos, je rappelle qu’on peut n’être ni césairiste, ni césairomane, tout en se voulant profondément et définitivement césairien. C’est mon cas. Aussi suis-je convaincu qu’à propos de ce père de la nation, il est plus opportun de parler de sagesse et de prudence.
Qu’aurait donné une indépendance (plus octroyée que voulue) dans nos pays – laboratoires de la colonisation considérée par beaucoup comme la plus réussie de toutes ? Nul ne doute que la chappe de plomb de l’aliénation ait, par contre-coup, produit la géniale et libératrice éruption volcanique que constitue la poésie césairienne ?
Voilà qui justifie de reconnaître au chantre de la Négritude antillaise clairvoyance, honnêteté et modestie, pour n’avoir pas confondu ses propres aspirations avec celles du peuple.
Arrivé à ce point de l’analyse, il n’est pas inutile de rappeler la distinction que les approches sémiotiques même les plus traditionnelles établissent entre la « valeur d’usage » de l’objet et sa « valeur symbolique ». La première est d’ordre fonctionnel (par exemple : recherche du bien être) et la seconde, liée à l’imaginaire.
À cet égard, on peut dire que les départementalistes établissent une confusion permanente entre « valeur d’usage » et « valeur symbolique » : l’objet « France » se trouve synonyme à la fois de bien être matériel et de générosité (idéologie schoelcheriste de la bonne Mère-patrie républicaine qui a libéré ses enfants du joug de l’esclavage).
Quant aux premières générations d’indépendantistes (issues des événements de décembre 1959 à la Martinique), elles ont opéré la même confusion entre la valeur d’usage de l’objet et sa valeur symbolique. Sauf que l’objet « France » constituait pour eux un « anti-objet ». Au violent rejet de la France était associée une « haine fantasmatique », ne fût-ce que par réaction au culte et à l’amour tout aussi fantasmatique de la Mère-patrie exacerbé par les départementalistes bon teint.
On peut aisément concéder, à cet égard, que Césaire était affectivement très lié à la France, dont il aimait et admirait la culture, non seulement la France des Droits de l’Homme, mais aussi celle de l’humanisme hérité de la culture gréco-latine, mariée en lui à l’émergence d’une culture africaine réappropriée et sublimée. Quel mal y a-t-il à cela ?
Ce sentiment est le contrepoint d’un anti-américanisme virulent et diffère assurément de l’hystérie franco-maniaque propre aux assimilationnistes. La domination américaine, Césaire ne la juge-t-il pas comme « la seule dont on ne réchappe jamais » ? Pareil point de vue géo-politique, non dénué de pertinence, permet d’ailleurs de mieux comprendre les structures idéologiques du césairisme.
Le mouvement indépendantiste martiniquais, contrairement à la mouvance départementaliste a su quant à lui évoluer vers une dissociation de la valeur d’usage et de la valeur symbolique. En effet, pour ses adeptes, l’objet « France » reste un anti-objet (puisque la visée indépendantiste s’inscrit dans l’optique d’une disjonction institutionnelle d’avec la métropole) mais la « haine fantasmatique » des premiers temps fait place à une rationalité politique de plus en plus débarrassée de la subjectivité générée par la servitude.
Ce comportement largement émergent parmi les leaders indépendantistes (malheureusement pas encore chez tous) a pour effet de présenter la France comme un éventuel futur partenaire avec lequel, le moment venu, il y aurait lieu de traiter d’égal à égal, de pays à pays.
Cette maturation constitue une des grandes caractéristiques de cette dernière décennie, l’accès aux responsabilités régionales, à la Martinique, n’y étant pas pour rien. Indice de cette évolution, presque toutes tendances confondues, cette mouvance qui a tant fait pour assurer crédibilité et légitimité à l’idée d’indépendance appliquée à nos pays, s’accorde sur un point crucial : l’indépendance ne saurait advenir sans que le peuple soit prêt à faire le saut qui l’y mènerait de façon démocratique.
Dès lors, la réponse aux questions suivantes devient évidente : fallait-il nécessairement obtenir dans les années 1960 une indépendance mimétique sur le modèle vietnamien, algérien ou guinéen ? Ne sommes nous pas plus préparés aujourd’hui à faire des choix, sans la pression des modèles étrangers à notre histoire coloniale propre, originale, irréductible à toute autre ?
Césaire a-t-il trahi l’idéal du héros des Chiens se taisaient, ce monument grandiose dédié à la révolte et à la dissidence ?
Je n’en dirai pas davantage, sur ce point, puisque le césairien que je suis n’a jamais mis en œuvre un césairisme fondé, par exemple, sur l’appartenance au PPM, sans pour autant charger ce parti d’aucune hostilité stigmatisante.
Bref, chaque peuple a son rythme et rien ne semble plus adéquat que de s’en tenir, en guise d’illustration du propos, à l’adage suivant : « Two présé pa ka fè jou ouvè… » ou, plus approprié encore : « Tro prése kasé kou ».
Mais alors, se demandera-t-on, quand donc viendra-t-il le moment où il sera prêt, le peuple ? Seuls les devins spécialisés dans le marc de café pourraient le dire.
Et encore ? Il se trouve que bien des débats sur le statut débouchent sur les deux positions suivantes : certains, pour renvoyer aux calendes grecques toute idée d’indépendance, nous assurent doctement que dans le cadre de la mondialisation, aucun pays n’est vraiment indépendant.
D’autres, au contraire – de moins en moins nombreux, il est vrai – déclarent sans rire que l’indépendance résoudra tous les problèmes.
Aux premiers, il convient de rappeler l’existence à travers le monde d’une majorité de nations institutionnellement indépendantes et d’autres, minoritaires, qui ne le sont pas (encore).
Aux seconds, il suffit de suggérer que l’indépendance en soi ne résout rien, mais qu’avec elle, précisément commencent tous les problèmes. Ce qui ne signifie pas que ces problèmes soient insurmontables.
Il y a lieu de penser que le peuple, quel que soit son choix, en surmontera les difficultés d’autant plus aisément que les différentes options auront été clairement développées au préalable. Ces dernières doivent faire l’objet de simulations franches et particulièrement étoffées associant l’ensemble des citoyens concernés.
En ce sens, ceux qui, comme moi, ont déploré à l’époque l’intervention inopinée du fameux « nou pa ka achté chat an sak », s’ils approuvent mon raisonnement et entendent rester logique avec eux-mêmes, sont aujourd’hui obligés d’en admettre la pertinence d’alors.
Pour sûr, le peuple n’était pas prêt et un succès trop court eût été contre-productif à terme. Cela dit, il ne sert à rien de ressasser le passé, s’il n’éclaire pas le présent et n’esquisse pas les lignes, mêmes confuses, de l’avenir.
Aujourd’hui, force est de le reconnaître : la problématique de la décolonisation a encore beaucoup mûri depuis 2003 et le statut des différents « objets de la quête politique » bénéficie d’un cadrage de moins en moins obscur et de plus en plus pédagogique.
En l’occurrence, pour chacun d’entre nous qui avons à cœur de réfléchir à ces questions cruciales pour la survie de nos pays, le temps est venu de faire pour de bon exploser toutes les langues de bois.
Il y a lieu, à cet égard et à cette occasion, de poser les fondements d’une charte de la décolonisation à l’usage des dernières colonies (ou si on préfère : néo-colonies) de la France. Et ce, sans préjuger de la nature de la prochaine étape : néo-départementalisation, autonomie ou indépendance.
Libre à chacun d’argumenter en toute légitimité sa préférence pour tel ou tel type d’évolution statutaire.
Texte de Jean Bernabé.Source Montraykreol.