Texte de Ulrike Zander
Le 22 mai – date à laquelle les Martiniquais commémorent l’abolition de l’esclavage dans leur Pays– n’est reconnu par l’Etat français comme jour férié et chômé que depuis une vingtaine d’années.
Le décret du 23 novembre 1983, émis par François Mitterrand, déclarant le 22 mai comme journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage en Martinique – comme d’ailleurs d’autres dates pour les autres départements d’outre-mer – fut l’aboutissement de plusieurs années de luttes populaires acharnées, promues par les mouvements nationalistes et souvent réprimées dans la violence.
Dans cet exposé, je vais tout d’abord essayer de restituer un peu ce processus de réappropriation de la mémoire qui s’est déroulé essentiellement dans les années 1960/70 et dans lequel les organisations nationalistes (partis politiques et syndicats) ont joué un rôle prépondérant.
D’ailleurs, pour cette restitution, je m’appuie avant tout sur des entretiens avec d’anciens nationalistes qui ont été acteurs ou témoins de ces événements, mais aussi sur des documents divers de l’époque.
Dans un deuxième temps, je vais dire quelques mots sur la signification symbolique de cette date du 22 mai, par opposition à celle du 27 avril, date à laquelle, en 1848, les décrets d’abolition de l’esclavage dans les quatre vieilles colonies furent signés par le Gouvernement provisoire de la Deuxième République à Paris.
Par ailleurs, quels étaient les objectifs – culturels et politiques – de ceux qui revendiquaient le 22 mai ?
Et enfin, aujourd’hui, qu’est devenue la commémoration du 22 mai et que représente-elle pour les Martiniquais ?
Le point de départ de la revendication du 22 mai comme date commémorative essentielle en Martinique semble être la publication d’une brochure intitulée « La révolution anti-esclavagiste de mai 1848 à la Martinique » par Armand Nicolas en 1960.
Armand Nicolas était alors professeur d’histoire et membre du Parti communiste. Avant lui et dès 1944, un autre membre du PC, Gabriel Henry, avait fait des recherches sur les événements du 22 mai, sans pour autant les publier.
C’est donc à partir de 1960 – au moment où les premières contestations politiques par rapport à l’assimilation se faisaient entendre – que cette revendication fut vraiment lancée.
C’est à partir de cette révélation d’un fait historique qui était rentré dans l’oubli collectif, un fait historique jusque-là occulté, selon mes interlocuteurs, que le mouvement revendicatif s’est enclenché.
Y prirent part le PC, le PPM (Parti Progressiste Martiniquais) dont Aimé Césaire est le fondateur, des syndicats, et puis dans les années 70 plusieurs organisations à tendance indépendantiste comme la « Parole au Peuple » qui devint en 1978 le MIM (Mouvement Indépendantiste Martiniquais), puis le GRS (Groupe Révolution Socialiste) et Combat Ouvrier.
Un de mes interlocuteurs, un ancien nationaliste raconte : « Nous nous sommes battus – contre la répression – en faisant des grèves tout le temps afin de faire reconnaître ce 22 mai. (…) Les municipalités de droite s’opposaient farouchement. (…) Il y avait quand même un mouvement populaire qui se faisait et personnellement j’organisais beaucoup de conférences-débats. »
En 1978, le 22 mai fut commémoré dans plusieurs communes de gauche : Fort-de-France, le François, le Lamentin, Macouba, Morne-Rouge, Rivière-Pilote, Trinité. A l’époque, les maires avaient le droit d’accorder au personnel municipal ainsi qu’à celui des écoles publiques une journée chômée et payée, c’était la « journée du maire ».
Les maires de ces communes avaient donc choisi à cette occasion la date du 22 mai afin de commémorer la révolte des esclaves.
Il y avait tout un programme culturel et sportif, avec des expositions, conférences, spectacles et tournois.
Lorsque François Mitterrand fut élu Président de la République en 1981, il décida finalement d’accorder une journée commémorative pour l’abolition de l’esclavage aux peuples des DOM.
Mais quelle date choisir entre le 27 avril et le 22 mai ? Le 27 avril 1848, le décret d’abolition de l’esclavage établi sous la pression des abolitionnistes menés par Victor Schoelcher fut signé à Paris ; le 22 mai, c’était la révolte des esclaves laquelle provoqua l’abolition immédiate le lendemain, 23 mai, alors que le décret était encore en voyage sur le bateau.
Il y eut beaucoup de débats passionnés entre ceux qui revendiquaient le 27 avril, généralement situés à droite de l’échiquier politique et ceux qui luttaient pour la reconnaissance du 22 mai comme unique date correspondant à la réalité des faits. Ces derniers réclamaient avant tout la reconnaissance d’un fait historique dont les Martiniquais pouvaient en quelque sorte être fiers. Les insurgés de 1848 faisaient alors office de héros collectif, comme écrit Marie-José Jolivet (1987 : 302), un héros qui jusqu’alors avait fait défaut dans la conscience collective des Martiniquais. Car jusqu’alors, c’était Schoelcher que les Martiniquais avaient considéré comme le libérateur des esclaves.
Mais c’était un personnage extérieur, faisant partie même du peuple colonisateur. Ce n’étaient d’ailleurs pas seulement les partis de droite qui étaient attachés à la mémoire de Schoelcher, mais aussi les partis de gauche pour lesquels ce démocrate et humaniste constituait l’élément de référence, comme l’explique un de mes interlocuteurs : « Tous les combats qui avaient été menés pendant le 20ème siècle par la gauche – combats syndicaux et luttes politiques – avaient été menés sous la figure de Schoelcher, donc il y avait quand même des réticences à abandonner complètement cette figure.» Le camp même des nationalistes était partagé entre ceux pour qui les deux faits historiques étaient liés et faisaient tous les deux partie de l’histoire martiniquaise, et ceux pour qui seule la révolte du 22 mai, témoignant de l’émergence d’une vraie conscience politique à l’intérieur du peuple d’esclaves comptait.
Car si pendant un siècle, le mouvement anti-esclavagiste en Martinique et les événements du 22 mai avaient été ignorés ou occultés, la tentation était alors grande d’inverser la situation et de dénigrer la part active que Schoelcher et d’autres abolitionnistes avaient joué.
Mais de toute façon, il fallait choisir entre les deux dates celle qu’on voulait commémorer, et ce fut finalement le choix du 22 mai qui s’imposa, à la grande satisfaction de tous les acteurs ayant contribué à sa promotion pendant les vingt années précédant le décret du 23 novembre 1983.
C’était l’aboutissement d’une lutte pour la reconnaissance et le droit à la mémoire collective, une lutte avant tout culturelle. Cependant, certains acteurs avaient aussi des objectifs politiques plus concrètes. Dans une déclaration datant du 22 mai 1978, le premier secrétaire de la Parole au Peuple, Alfred Marie-Jeanne, écrit :
« La connaissance de l’histoire est le ferment révolutionnaire du peuple. (…) Le 22 mai 1948 a pour nous valeur d’exemple. Il montre que quelles que soient les difficultés qui peuvent paraître à certains insurmontables à un moment donné, des hommes mûrs par un idéal arrivent toujours à gagner. »
Et plus loin :
« Le 22 mai 1848 doit nous apporter un regain d’espoir, de courage, de volonté, de fierté et même d’insolence.
Le 22 mai 1848 les esclaves ont brisé leurs chaînes mais les responsabilités essentielles sont restées dans les mêmes mains, et de nos jours encore l’homme martiniquais est dépouillé de tous les attributs de la souveraineté.
Une nouvelle date reste à inscrire dans notre histoire désormais, celle qui verra tout le pouvoir martiniquais passer aux mains du peuple martiniquais. »
Pour les militants du MIM et d’autres groupements indépendantistes, la reconnaissance du 22 mai, qui marque la revalorisation d’un passé héroïque jusqu’alors ignoré ne pouvait pas être une fin en soi.
Cette « révolution culturelle » constituait plutôt un petit pas vers une véritable révolution politique, un petit pas sur le long chemin vers la libération complète du peuple martiniquais, c’est-à-dire l’indépendance nationale.
Nous allons maintenant voir assez brièvement l’évolution du 22 mai après 1983. On peut tout d’abord dire que les Martiniquais dans leur ensemble se sont très rapidement appropriés cette commémoration qui se fêtait désormais dans toutes les communes, quelles soient de gauche ou de droite. Elle donnait alors lieu à une véritable promotion du patrimoine culturel, avec contes, danses, expositions, manifestations artistiques et théâtrales, conférences etc. A part cela, les fameux tournois sportifs du 22 mai sont devenus une vraie tradition.
Ces dernières années, et plus particulièrement à partir de 1998, année du 150e anniversaire de l’abolition, d’autres revendications liées à ce processus de valorisation de la mémoire collective, et partant de la date centrale du 22 mai, ont vu le jour. Ce fut notamment la revendication lancée par la députée guyanaise Christiane Taubira pour la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité ou celle pour la réparation justement de ce crime.
Cette dernière est revendiquée en Martinique par plusieurs organisations nationalistes, en première ligne le MODEMAS (Mouvement des Démocrates et Ecologistes pour une Martinique Souveraine) de Garcin Malsa et l’ASSAUPAMAR, une association qui lutte pour la sauvegarde de l’environnement et du patrimoine martiniquais. Mais ceci est encore un autre sujet que je ne vais pas aborder dans les détails ici.
Reste la question comment la population elle-même perçoit le 22 mai. C’est aujourd’hui une fête capitale pour les Martiniquais, même pour ceux qui à l’origine étaient contre cette commémoration. Un de mes interlocuteurs parle même de récupération de cet événement par les partis politiques de droite.
Il est vrai que la population tout entière s’est appropriée ce moment historique qui lui fournit un héros collectif. D’ailleurs, tous les ans sont organisées un nombre important de manifestations culturelles et artistiques autour de la thématique de l’abolition de l’esclavage.
Finalement, le 22 mai fait aujourd’hui pour les Martiniquais quasiment office de fête nationale, une fête qui rassemble toute la population sous le signe de la mémoire des ancêtres héroïques.
Cependant, il existe aussi une tendance à banaliser cette fête, surtout parmi les Martiniquais de moins de 20 ans, en effet ceux qui ont toujours connu le 22 mai comme jour de commémoration. Les événements historiques qui sont à l’origine rentrent alors à l’arrière plan au profit d’une simple occasion de s’amuser, comme pour toutes les autres fêtes.
En conclusion on peut dire que ce processus de valorisation de la mémoire collective, et en quelque sorte de réécriture de l’histoire est le résultat d’un mouvement revendicatif de contestation politique qui avait émergé dans le contexte de la décolonisation et de déception par rapport au processus d’assimilation.
A l’arrivée des socialistes au pouvoir en France, ce fut l’aboutissement d’une véritable émancipation culturelle et avec celle-ci, paradoxalement, un affaiblissement de la revendication nationaliste réclamant une émancipation politique.
Depuis lors, la plupart des mouvements indépendantistes et tout particulièrement le MIM ont reporté leurs aspirations à la souveraineté politique nationale dans un avenir lointain et indéfini et se contentent d’une sorte de souveraineté culturelle et de petits espaces de pouvoir local qu’ils ont conquis dans la dernière décennie.
De toute façon, la population dans son ensemble n’est pas du tout prête à les suivre dans leurs objectifs d’émancipation politique. Elle reste au contraire très attachée au statut départemental comme le montre encore l’issue de la consultation populaire du 7 décembre 2003.
Bibliographie :
HENRY Gabriel, « 1848-1998 – 150e anniversaire de l’abolition », Actes du colloque du 21 mai 1997 : 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, coordonné par Gilbert Pago, Université des Antilles et de la Guyane, Campus de Schoelcher, Martinique, pp.15-24.
JOLIVET Marie-José, 1987, « La construction d’une mémoire historique à la Martinique : du schoelcherisme au marronisme », Cahiers d’Etudes africaines, 107-108, XXVII-3-4, pp. 287-309.
LANDI Elisabeth, 1997, « 27 avril, 22 mai, 23 mai : la construction d’un événement historique », France Antilles, 21 mai 1997.
MAUVOIS Georges, 1978, « Mai 1848 : Nonm pété chin-n ! », Chimin libèté. Histoire des Antilles, Ligue d’Union Antillaise (ouvrage collectif).
NICOLAS Armand, 1960, La révolution anti-esclavagiste de mai 1848 à la Martinique, Fort-de-France.
Le 22 mai – date à laquelle les Martiniquais commémorent l’abolition de l’esclavage dans leur Pays– n’est reconnu par l’Etat français comme jour férié et chômé que depuis une vingtaine d’années.
Le décret du 23 novembre 1983, émis par François Mitterrand, déclarant le 22 mai comme journée de commémoration de l’abolition de l’esclavage en Martinique – comme d’ailleurs d’autres dates pour les autres départements d’outre-mer – fut l’aboutissement de plusieurs années de luttes populaires acharnées, promues par les mouvements nationalistes et souvent réprimées dans la violence.
Dans cet exposé, je vais tout d’abord essayer de restituer un peu ce processus de réappropriation de la mémoire qui s’est déroulé essentiellement dans les années 1960/70 et dans lequel les organisations nationalistes (partis politiques et syndicats) ont joué un rôle prépondérant.
D’ailleurs, pour cette restitution, je m’appuie avant tout sur des entretiens avec d’anciens nationalistes qui ont été acteurs ou témoins de ces événements, mais aussi sur des documents divers de l’époque.
Dans un deuxième temps, je vais dire quelques mots sur la signification symbolique de cette date du 22 mai, par opposition à celle du 27 avril, date à laquelle, en 1848, les décrets d’abolition de l’esclavage dans les quatre vieilles colonies furent signés par le Gouvernement provisoire de la Deuxième République à Paris.
Par ailleurs, quels étaient les objectifs – culturels et politiques – de ceux qui revendiquaient le 22 mai ?
Et enfin, aujourd’hui, qu’est devenue la commémoration du 22 mai et que représente-elle pour les Martiniquais ?
Le point de départ de la revendication du 22 mai comme date commémorative essentielle en Martinique semble être la publication d’une brochure intitulée « La révolution anti-esclavagiste de mai 1848 à la Martinique » par Armand Nicolas en 1960.
Armand Nicolas était alors professeur d’histoire et membre du Parti communiste. Avant lui et dès 1944, un autre membre du PC, Gabriel Henry, avait fait des recherches sur les événements du 22 mai, sans pour autant les publier.
C’est donc à partir de 1960 – au moment où les premières contestations politiques par rapport à l’assimilation se faisaient entendre – que cette revendication fut vraiment lancée.
C’est à partir de cette révélation d’un fait historique qui était rentré dans l’oubli collectif, un fait historique jusque-là occulté, selon mes interlocuteurs, que le mouvement revendicatif s’est enclenché.
Y prirent part le PC, le PPM (Parti Progressiste Martiniquais) dont Aimé Césaire est le fondateur, des syndicats, et puis dans les années 70 plusieurs organisations à tendance indépendantiste comme la « Parole au Peuple » qui devint en 1978 le MIM (Mouvement Indépendantiste Martiniquais), puis le GRS (Groupe Révolution Socialiste) et Combat Ouvrier.
Un de mes interlocuteurs, un ancien nationaliste raconte : « Nous nous sommes battus – contre la répression – en faisant des grèves tout le temps afin de faire reconnaître ce 22 mai. (…) Les municipalités de droite s’opposaient farouchement. (…) Il y avait quand même un mouvement populaire qui se faisait et personnellement j’organisais beaucoup de conférences-débats. »
En 1978, le 22 mai fut commémoré dans plusieurs communes de gauche : Fort-de-France, le François, le Lamentin, Macouba, Morne-Rouge, Rivière-Pilote, Trinité. A l’époque, les maires avaient le droit d’accorder au personnel municipal ainsi qu’à celui des écoles publiques une journée chômée et payée, c’était la « journée du maire ».
Les maires de ces communes avaient donc choisi à cette occasion la date du 22 mai afin de commémorer la révolte des esclaves.
Il y avait tout un programme culturel et sportif, avec des expositions, conférences, spectacles et tournois.
Lorsque François Mitterrand fut élu Président de la République en 1981, il décida finalement d’accorder une journée commémorative pour l’abolition de l’esclavage aux peuples des DOM.
Mais quelle date choisir entre le 27 avril et le 22 mai ? Le 27 avril 1848, le décret d’abolition de l’esclavage établi sous la pression des abolitionnistes menés par Victor Schoelcher fut signé à Paris ; le 22 mai, c’était la révolte des esclaves laquelle provoqua l’abolition immédiate le lendemain, 23 mai, alors que le décret était encore en voyage sur le bateau.
Il y eut beaucoup de débats passionnés entre ceux qui revendiquaient le 27 avril, généralement situés à droite de l’échiquier politique et ceux qui luttaient pour la reconnaissance du 22 mai comme unique date correspondant à la réalité des faits. Ces derniers réclamaient avant tout la reconnaissance d’un fait historique dont les Martiniquais pouvaient en quelque sorte être fiers. Les insurgés de 1848 faisaient alors office de héros collectif, comme écrit Marie-José Jolivet (1987 : 302), un héros qui jusqu’alors avait fait défaut dans la conscience collective des Martiniquais. Car jusqu’alors, c’était Schoelcher que les Martiniquais avaient considéré comme le libérateur des esclaves.
Mais c’était un personnage extérieur, faisant partie même du peuple colonisateur. Ce n’étaient d’ailleurs pas seulement les partis de droite qui étaient attachés à la mémoire de Schoelcher, mais aussi les partis de gauche pour lesquels ce démocrate et humaniste constituait l’élément de référence, comme l’explique un de mes interlocuteurs : « Tous les combats qui avaient été menés pendant le 20ème siècle par la gauche – combats syndicaux et luttes politiques – avaient été menés sous la figure de Schoelcher, donc il y avait quand même des réticences à abandonner complètement cette figure.» Le camp même des nationalistes était partagé entre ceux pour qui les deux faits historiques étaient liés et faisaient tous les deux partie de l’histoire martiniquaise, et ceux pour qui seule la révolte du 22 mai, témoignant de l’émergence d’une vraie conscience politique à l’intérieur du peuple d’esclaves comptait.
Car si pendant un siècle, le mouvement anti-esclavagiste en Martinique et les événements du 22 mai avaient été ignorés ou occultés, la tentation était alors grande d’inverser la situation et de dénigrer la part active que Schoelcher et d’autres abolitionnistes avaient joué.
Mais de toute façon, il fallait choisir entre les deux dates celle qu’on voulait commémorer, et ce fut finalement le choix du 22 mai qui s’imposa, à la grande satisfaction de tous les acteurs ayant contribué à sa promotion pendant les vingt années précédant le décret du 23 novembre 1983.
C’était l’aboutissement d’une lutte pour la reconnaissance et le droit à la mémoire collective, une lutte avant tout culturelle. Cependant, certains acteurs avaient aussi des objectifs politiques plus concrètes. Dans une déclaration datant du 22 mai 1978, le premier secrétaire de la Parole au Peuple, Alfred Marie-Jeanne, écrit :
« La connaissance de l’histoire est le ferment révolutionnaire du peuple. (…) Le 22 mai 1948 a pour nous valeur d’exemple. Il montre que quelles que soient les difficultés qui peuvent paraître à certains insurmontables à un moment donné, des hommes mûrs par un idéal arrivent toujours à gagner. »
Et plus loin :
« Le 22 mai 1848 doit nous apporter un regain d’espoir, de courage, de volonté, de fierté et même d’insolence.
Le 22 mai 1848 les esclaves ont brisé leurs chaînes mais les responsabilités essentielles sont restées dans les mêmes mains, et de nos jours encore l’homme martiniquais est dépouillé de tous les attributs de la souveraineté.
Une nouvelle date reste à inscrire dans notre histoire désormais, celle qui verra tout le pouvoir martiniquais passer aux mains du peuple martiniquais. »
Pour les militants du MIM et d’autres groupements indépendantistes, la reconnaissance du 22 mai, qui marque la revalorisation d’un passé héroïque jusqu’alors ignoré ne pouvait pas être une fin en soi.
Cette « révolution culturelle » constituait plutôt un petit pas vers une véritable révolution politique, un petit pas sur le long chemin vers la libération complète du peuple martiniquais, c’est-à-dire l’indépendance nationale.
Nous allons maintenant voir assez brièvement l’évolution du 22 mai après 1983. On peut tout d’abord dire que les Martiniquais dans leur ensemble se sont très rapidement appropriés cette commémoration qui se fêtait désormais dans toutes les communes, quelles soient de gauche ou de droite. Elle donnait alors lieu à une véritable promotion du patrimoine culturel, avec contes, danses, expositions, manifestations artistiques et théâtrales, conférences etc. A part cela, les fameux tournois sportifs du 22 mai sont devenus une vraie tradition.
Ces dernières années, et plus particulièrement à partir de 1998, année du 150e anniversaire de l’abolition, d’autres revendications liées à ce processus de valorisation de la mémoire collective, et partant de la date centrale du 22 mai, ont vu le jour. Ce fut notamment la revendication lancée par la députée guyanaise Christiane Taubira pour la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité ou celle pour la réparation justement de ce crime.
Cette dernière est revendiquée en Martinique par plusieurs organisations nationalistes, en première ligne le MODEMAS (Mouvement des Démocrates et Ecologistes pour une Martinique Souveraine) de Garcin Malsa et l’ASSAUPAMAR, une association qui lutte pour la sauvegarde de l’environnement et du patrimoine martiniquais. Mais ceci est encore un autre sujet que je ne vais pas aborder dans les détails ici.
Reste la question comment la population elle-même perçoit le 22 mai. C’est aujourd’hui une fête capitale pour les Martiniquais, même pour ceux qui à l’origine étaient contre cette commémoration. Un de mes interlocuteurs parle même de récupération de cet événement par les partis politiques de droite.
Il est vrai que la population tout entière s’est appropriée ce moment historique qui lui fournit un héros collectif. D’ailleurs, tous les ans sont organisées un nombre important de manifestations culturelles et artistiques autour de la thématique de l’abolition de l’esclavage.
Finalement, le 22 mai fait aujourd’hui pour les Martiniquais quasiment office de fête nationale, une fête qui rassemble toute la population sous le signe de la mémoire des ancêtres héroïques.
Cependant, il existe aussi une tendance à banaliser cette fête, surtout parmi les Martiniquais de moins de 20 ans, en effet ceux qui ont toujours connu le 22 mai comme jour de commémoration. Les événements historiques qui sont à l’origine rentrent alors à l’arrière plan au profit d’une simple occasion de s’amuser, comme pour toutes les autres fêtes.
En conclusion on peut dire que ce processus de valorisation de la mémoire collective, et en quelque sorte de réécriture de l’histoire est le résultat d’un mouvement revendicatif de contestation politique qui avait émergé dans le contexte de la décolonisation et de déception par rapport au processus d’assimilation.
A l’arrivée des socialistes au pouvoir en France, ce fut l’aboutissement d’une véritable émancipation culturelle et avec celle-ci, paradoxalement, un affaiblissement de la revendication nationaliste réclamant une émancipation politique.
Depuis lors, la plupart des mouvements indépendantistes et tout particulièrement le MIM ont reporté leurs aspirations à la souveraineté politique nationale dans un avenir lointain et indéfini et se contentent d’une sorte de souveraineté culturelle et de petits espaces de pouvoir local qu’ils ont conquis dans la dernière décennie.
De toute façon, la population dans son ensemble n’est pas du tout prête à les suivre dans leurs objectifs d’émancipation politique. Elle reste au contraire très attachée au statut départemental comme le montre encore l’issue de la consultation populaire du 7 décembre 2003.
Bibliographie :
HENRY Gabriel, « 1848-1998 – 150e anniversaire de l’abolition », Actes du colloque du 21 mai 1997 : 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, coordonné par Gilbert Pago, Université des Antilles et de la Guyane, Campus de Schoelcher, Martinique, pp.15-24.
JOLIVET Marie-José, 1987, « La construction d’une mémoire historique à la Martinique : du schoelcherisme au marronisme », Cahiers d’Etudes africaines, 107-108, XXVII-3-4, pp. 287-309.
LANDI Elisabeth, 1997, « 27 avril, 22 mai, 23 mai : la construction d’un événement historique », France Antilles, 21 mai 1997.
MAUVOIS Georges, 1978, « Mai 1848 : Nonm pété chin-n ! », Chimin libèté. Histoire des Antilles, Ligue d’Union Antillaise (ouvrage collectif).
NICOLAS Armand, 1960, La révolution anti-esclavagiste de mai 1848 à la Martinique, Fort-de-France.